14/04/2010

Charité bien ordonnée commence par …


Il y a fort longtemps, dans un monastère dont le nom n’est pas parvenu jusqu’ici, un jeune novice venait d’être affecté comme apprenti auprès des moines copistes, chargés de reproduire et d’enluminer des manuscrits contenant le droit canon et les dogmes de l’Eglise.


En les regardant travailler, le jeune homme remarqua que les moines réalisaient leur travail, non pas à partir du manuscrit original, mais à partir de la copie précédente. Il en fut fort troublé, car cela lui semblait contraire aux règles de rigueur les plus élémentaires.


Il alla donc s’en ouvrir à l’armarius du scriptarium, qui le remit vistement à sa place de novice.

- Sanguienne, cela fait des siècles, que nous laborons ainsi ! Ce n’est pas ce béjaune qui va céans, me ramentevoir mon ouvrage ! »


Mais dans son appétit de bien faire, le moinillon qui ne s’avoua pas vaincu, s’en fut plus haut, mander audience auprès du supérieur du monastère, qui s’empressa de donner réponse à sa requête, tant le damoiseau était fort à sa guise.

- Votre demande est pertinente mon fils, aussi irons-nous dès demain, vérifier avec les originaux.


Le lendemain ils descendirent tous les deux vers les profondeurs du monastère, dans une cave voûtée où étaient précieusement conservés les parchemins originaux. Cela faisait moult siècles que personne n’y avait mis les pieds et les scellés des coffres étaient intacts. Il leur fallut plusieurs jours pour contrôler les écritures à la lumière de leurs chandelles. Quand ils étaient trop las, ils s’allongeaient quelques heures, puis ils reprenaient leur ouvrage avec méthode et application. Dans les moments de repos, le père supérieur se laissait parfois aller à des débordements de tendresse, laissant ses mains amignonner le jeune novice, puis il se reprenait vite en se signant, tandis que le novice sentait monter en lui des émotions déconnues jusqu’alors.


Au bout d’une semaine, n’ayant trouvé aucune erreur, le père supérieur proposa de remonter, sentant bien qu’il ne résisterait plus longtemps à la tentation. Mais le jeune novice, qui avait décidément le sens du travail bien fait, osant résister à l’autorité, ne s’arrêta qu’au dernier rouleau. Bien lui en prit, car c’est sur celui-ci que se trouvait la seule et unique erreur. Erreur unique, mais non des moindres : On avait remplacé le vœux de charité par celui de chasteté.


A cette découverte, ils se tombèrent dans les bras et se laissèrent gagner par l’appétit qu’ils avaient d’eux même, se donnant l’un à l’autre sans pécher, puisque de péché il n’y en avait point. Ils restèrent là encore une semaine à se mignarder, s’ococcouler, se patisser et se coqueliquer, jusqu’à ce que l’appel des autres moines, inquiets de ne les voir remonter, vint les arracher à leur charmement.


Cependant conscient de l’importance de leur découverte, ils n’avaient pas trouvé bon d’en informer les autres tout de suite, il fallait d’abord s’en référer à sa sainteté le Pape. Dans les temps qui suivirent, le père supérieur prit le chemin de Rome emmenant avec lui son novice, car il ne pouvait plus se passer de lui.


- Vous n’y pensez pas ! avait dit le Pape en lisant le parchemin. Imaginez le désordre que cela produirait dans les couvents et les presbytères, si le clergé devait renoncer à la chasteté.

- Mais votre sainteté, c’est écrit ! avait répondu le supérieur du monastère, sentant s’écrouler autour de lui, un monde qu’il venait à peine de contacter.

- Suffit ! asteure c’est moi le chef de l’Eglise ! N’oubliez pas que je détiens l’infaillibilité pontificale Renfermez-moi tout ça, dit-il en désignant les documents. Rentrez chez vous ! Remettez les scellés sur les coffres, les coffres dans la cave et condamnez votre souterrain ! Qu’on ne le retrouve jamais !


Le voyage de retour fut d’une tristesse incommensurable, tant celui de l’allée avait été tout le contraire. Le père supérieur se tenait maintenant à distance de son novice, afin de ne point succomber à la tentation. Au monastère, l’ordre papal fut exécuté et le novice s’en alla vers un autre couvent, tandis que le père supérieur sombra dans la mélancolie.


Quelques siècles plus tard, quelqu’un redécouvrit l’imprimerie et l’assemblage des caractères fut alors composé à partir de la dernière copie, qui devint à son tour le manuscrit de référence. Plus tard encore, le monastère dont le nom n’est pas parvenu jusqu’ici, périt sous les coups de la révolution et les moines qui survécurent s’éparpillèrent dans les alentours.


Récemment, c’est en creusant sous la rue Didot pour construire des parkings, que l’on a découvert une cave voûtée qui daterait du haut moyen âge, renfermant des coffres remplis de parchemins manuscrits. Cela ferait des siècles que personne n’y aurait mis les pieds et les scellés des coffres seraient intacts. Au cours d’une nuit sans lune, un groupe non identifié s’est introduit dans les lieux afin de récupérer le trésor, avant qu’il ne soit classé au patrimoine historique. Il s’agirait d’une opération mandatée par les archives secrètes du Vatican. L’étude des parchemins aurait été confiée à un éminent Père de l’Eglise, qui aurait découvert le secret du dernier rouleau et l’aurait confié au Pape.


- Vous n’y pensez pas ! lui aurait répondu celui-ci. Imaginez le désordre que cela produirait pour les biens de l’Eglise, si le clergé devait faire vœu de charité.

- Mais votre sainteté, c’est écrit ! aurait dit le Père de l’Eglise, pour qui ce qui est écrit est écrit.

- Suffit ! maintenant c’est moi le chef de l’Eglise ! N’oubliez pas que je détiens l’infaillibilité pontificale. Renfermez-moi tout ça, aurait-il dit en désignant les documents. Remettez les scellés sur les coffres et jetez les tous dans le trou d’où ils viennent, pendant qu’on coulera la chape de béton sur eux. Et qu’on ne les retrouve jamais !


Un jour, dans très longtemps, fouillant pour étudier la civilisation des derniers siècles de l’ère chrétienne, on découvrira au milieu d’un bloc de béton, les coffres scellés remplis des parchemins manuscrits qui seront restés intacts. Après avoir lu le dernier rouleau, un éminent historien spécialiste en droit canon et dogmes catholiques en déduira, suivant une rigueur intemporelle des plus élémentaires, propre à toute analyse historique : En ces temps là, charité bien ordonnée commençait par l’Eglise.


Glossaire :

Armarius : bibliothécaire dans un monastère au Moyen Âge. Il distribuait le travail entre les copistes et les enlumineurs.

Scriptorium : Atelier dans lequel les moines copistes réalisaient des copies manuscrites

Vistement : rapidement

Sanguienne : Sang de Dieu (juron)

Laborer : travailler

Béjaune : jeunet (jeune oiseau avec un bec encore jaune)

Se ramentevoir : se rappeler

Amignonner : caresser tendrement

Déconnu : inconnu

Appétit : désir

Se mignarder : se caresser

S’ococcouler : se blottir

Se patisser : se peloter

Coqueliquer : faire l’amour

Charmement : enchantement

Asteure : à cette heure, maintenant


02/04/2010

Un siècle de femmes


Rose


Le 1er août 1914, lorsqu’à 4 heures de l'après-midi, elle entendit sonner le tocsin au clocher de l’église pour annoncer la mobilisation générale, Rose ne savait pas qu’elle vivait ses derniers moments de bonheur conjugal.


Tout avait commencé le 28 mai précédant. Ce jour là, les deux sœurs Coëdel avaient épousé les deux frères Ménoret. Les familles avaient d’abord prévu d’attendre l’automne, entre la récolte des pommes de terre et celle des betteraves, mais Jacques et Rose étaient si pressés que les parents avaient accepté, sentant bien qu’ils ne pourraient très longtemps, contenir ces deux là dans la virginité. En ce temps là, dans les familles, on mariait d’abord les aînés. Ainsi, quand Jacques et Rose avaient commencé à se fréquenter, Guillaume qui était l’aîné des Ménoret s’était intéressé à Clémence l’aînée des Coëdel, ce qui avait permis d’organiser le double mariage. De sorte que tout rentrait dans l’ordre, en faisant l’économie d’une fête. Le soir de leur mariage, Clémence et Rose étaient venues vivre chez les Ménoret. On avait parlé d’agrandir la maison, mais on parlait aussi de la guerre, alors en attendant on avait mis un deuxième lit dans l’autre coin de la cuisine et on avait ajouté des rideaux sur chacun, afin de ménager un peu d’intimité aux deux couples. C’est ainsi que les deux soeurs et les deux frères vécurent les premiers temps de leur vie conjugale


Nue entre les draps de lin, Rose découvrait le plaisir de se frotter contre la peau de son Jacquot. Sensuelle, rieuse et insouciante, elle s’épanouissait. Jamais elle n’avait imaginé que tant de bonheur soit possible. Vers la fin juin, on avait commencé à parler de la guerre, mais Rose et Jacques n’écoutaient pas, trop occupés qu’ils étaient à se découvrir. Le jour ils travaillaient : il y eut d’abord les betteraves et les choux à planter, les foins, puis les moissons. La nuit ils s’aimaient et dormaient quelques heures. Quand Rose avait envie de crier sa jouissance, ils s’en allaient s’aimer près de la fontaine aux fées et si de loin, on entendait la chouette hululer, ce n’était pas la chouette. Le jour des battages à la ferme des Ménoret, il fallait la voir la Rose ! pétillante et légère, elle allait de table en table pour servir le ragoût aux hommes de la compagnie. Elle respirait tant de joie, que les autres en oubliaient la guerre prochaine.


Le soir du 2 août, lorsqu’elle s’était retrouvée toute seule dans son lit, Rose avait traversé la cuisine pour rejoindre sa sœur dans l’autre lit. Blottie l’une contre l’autre, elles avaient commencé à attendre. Ensemble, elles avaient récolté les pommes de terre et les betteraves, puis elles avaient labouré et emblavé avant l’hiver. Chaque jour elles avaient trait les vaches et coupé les choux. Et chaque soir l’une contre l’autre, elles avaient regardé leur ventre s’arrondir. Quand elles recevaient une lettre, elles en faisaient le partage. Mais au fil du temps celles-ci étaient devenues de plus en plus rares et de plus en plus courtes. Leurs garçons étaient nés, tous les deux en Mars. Jacques était revenu passer trois jours en avril. Trois jours pendant lesquels Rose l’avait regardé dormir, d’un sommeil agité. Puis il était reparti, sans avoir regardé son fils et sans avoir touché Rose. C’était comme s’ils ne s’étaient jamais connus. Rose était retournée se blottir contre sa sœur, puis ce fut le tour de Clémence de venir contre Rose, après que les gendarmes soient venus lui annoncer la mort de son Guillaume.


Au cours de ces quatre années de guerre, Jacques était revenu plusieurs fois avec la même indifférence, puis il était revenu pour de bon, mais pas pour le meilleur. Jacques et Rose ne retrouvèrent jamais le bonheur de l’été 14. Il la prenait maintenant avec maladresse. Après la naissance de Jean en 15, il y eu celle de Pierre en 19 et celle de d’Yvonne en 20. Puis Rose se refusa, car elle ne voulait plus de cet amour là. Un soir où Jacques avait encore trop bu, il essaya d’être violant, mais Rose ne se laissa pas faire. Elle avait, sans trembler, saisi le grand couteau, celui dont on se servait pour égorger le cochon. Ensuite, elle s’était souvent demandée ce qu’elle aurait fait s’il s’était approché, mais il ne s’était pas approché. Ils continuèrent à partager le même lit, car ils n’en avaient qu’un. Ils travaillaient beaucoup, se parlaient juste ce qu’il fallait, vivant une vie ordinaire, avec les enfants autour d’eux. Il arrivait à Rose d’envier le sort de sa sœur, restée fidèle à la mémoire de son héros mort pour la France.


Mais Rose n’avait pas le temps de s’apitoyer sur son sort, elle se donnait à l’amour de ses enfants et à celui de Dieu. A l’un elle demandait de protéger les autres et de leur épargner ses misères. Elle avait tissé avec Jean, des liens étroits durant ses trois premières années, ensuite elle l’avait regardé devenir un homme avec des attentions émues, lui laissant inconsciemment un peu de la place qu’aurait dû occuper son père. Pierre avait grandi tout seule et était devenu très vite autonome. Yvonne était trop timide et Rose avait toujours peur pour elle. Puis elle eut à s’occuper de Jacques qui se mourrait des problèmes pulmonaires rapportés de la guerre, aggravés d’une cirrhose.


C’est à ce moment là que Rose prit conscience de tout ce qui les avait tenu éloignés l’un de l’autre. Dans ses derniers jours, Jacques se souvint de ses retours en permission et cette indifférence pour ne pas s’attacher. Surtout ne pas s’attacher, pour garder la force de repartir ! Car ne pas repartir, c’était la désertion et le déshonneur sur la famille. Ensuite, de l’indifférence aux silences, de la souffrance à l’habitude, le malheur s’était installé. Vers la fin, Rose s’était rapprochée de Jacques et ils s’étaient quittés en paix. Yvonne avait parfois surpris entre ses parents, des moments de grande tendresse.



Yvonne


Lorsque le 1er septembre 1939 on annonça la mobilisation générale, Yvonne et Joseph se connaissaient à peine. Ils s’étaient rencontrés au début du mois d’août, pendant les battages à la ferme du Clos où Yvonne avait été appelée en renfort, car il manquait des femmes pour servir les repas. Joseph l’avait tout de suite regardée et plus que regardée, il s’était amusé à la faire rougir. Puis il s’était ému de la sentir aussi fragile.


Lorsque avec les autres, il était parti le 2 septembre, en assurant qu’il serait bientôt de retour, Yvonne ne savait pas qu’elle ne le reverrait pas avant six ans. Elle prit l’habitude de lui écrire deux fois par semaine. Lui, il répondait quand il le pouvait. Après qu’il fut fait prisonnier, cela dépendait des lieux où il se trouvait retenu. Dans ses lettres, Yvonne se donnait avec tout son cœur et cet amour platonique lui procurait un bonheur infini. Elle puisait dans la lecture des romans d’amour, une énergie de désir, qu’elle focalisait sur son amoureux lointain. Bien sûr, elle aurait préféré qu’il soit près d’elle, mais cette séparation avait quelque chose qui sublimait ses sentiments. Ils ne s’étaient vus que peu de fois avant qu’il ne parte, elle ne s’était laissée embrasser que par des baisers sur la joue, alors tant de candeur laissait place à une imagination débridée, qui lui procurait cependant des plaisirs bien réels.


Aussi quand il était revenu vers le début de juin 1945 et qu’il l’avait vraiment embrassée pour la première fois, ces baisers là n’avaient pas le goût de ceux qu’elle avait imaginés. D’ailleurs rien n’avait le goût de ce qu’elle avait imaginé et Joseph lui-même ne ressemblait plus à celui de ses souvenirs. La réalité ne prolongeait pas les rêves construits depuis six ans. Cependant, passé les premières déceptions, elle avait réalisé qu’il lui faudrait s’adapter si elle ne voulait pas se retrouver seule. Et Joseph lui offrait la possibilité de fuir la tristesse de la maison familiale, de quitter la campagne et de découvrir un monde où tout serait possible.


A la suite d’actions de résistance dans les camps de prisonniers, Joseph s’était vu offrir d’être engagé dans la gendarmerie nationale. C’est ainsi qu’à peine revenu, il était reparti avec les Forces françaises occuper l’Allemagne et Yvonne l’avait rejoint après leur mariage à l’automne 45. La vie d’Yvonne avait considérablement changé : fini de patauger dans la gadoue pendant les hivers interminables, finis les travaux pénibles et sales. Elle vivait maintenant dans un appartement confortable et bien chauffé. Elle n’avait plus qu’à s’occuper d’elle et de Joseph. Alors, même si l’aspect sexuel de la vie conjugale n’était pas à la hauteur de ses espérances, elle s’offrait sans plaisir, mais de bonne grâce à son mari.


En attendant son homme, Yvonne trouvait son plaisir dans la lecture des romans feuilleton que publiaient chaque semaine « Les veillées des chaumières » et elle apprenait l’élégance en se confectionnant des corsages, des jupes et des robes à partir des conseils de « Modes et travaux. ». Après la naissance de sa fille Nicole en 47, elle avait engagé une bonne pour l’aider. Quand elle revenait en vacances à la ferme familiale, on ne la reconnaissait plus tellement elle avait l’air d’une dame. Tout cela valait bien plus, que ses rêves de jeune fille. Mais elle avait beau s’appliquer à mesurer la courbe de ses températures, une enfant naissait tous les deux ans, alors après le cinquième, elle annonça à Joseph qu’elle ne ferait plus l’amour. Sa vie en fut grandement simplifiée, outre la fin de ses angoisses mensuelles, elle apprécia de ne plus devoir se plier à des exercices qui ne lui procuraient aucun plaisir. Elle retrouva sa ligne de jeune fille, s’acheta de nouvelles robes et un manteau de fourrure. L’après midi, elle confiait les enfants à la bonne et s’enfermait dans sa chambre avec un roman d’amour. Nue entre ses draps, elle laissait l’intrigue agir sur son désir, puis elle lâchait son livre, posait sa main sur son sexe et laissait monter le plaisir.


Au rythme de ses promotions, Joseph avait été muté plusieurs fois, d’abord à Châteauroux, puis à Orléans et à Lyon. Mais quand ils étaient arrivés à Paris vers le milieu des années 60, pour Yvonne c’était mieux que tout ce qu’elle pouvait imaginer. Elle n’était pas peu fière, quand au bras de son homme elle se rendait aux invitations officielles dans une nouvelle robe ! Elle aimait sentir sur son corps la caresse des regards de gendarmes, quand elle traversait les cours de la résidence en martelant le sol de ses talons aiguilles. Maintenant elle avait tout : un réfrigérateur, une machine à laver, un aspirateur, la télévision, des meubles vernis et une automobile. L’été, elle passait avec ses enfants, le mois de juillet à la campagne et en Août ils partaient tous ensemble dans une location sur la Costa Brava. Nicole était en médecine, Bernard voulait faire son droit, les autres suivaient le même chemin. Après avoir lu tous les romans de Delly, Yvonne empruntait maintenant des livres à sa fille. Si elle avait apprécié Françoise Sagan, elle n’avait rien compris à Simone De Beauvoir et s’était arrêtée à la page trois du « Deuxième sexe ».


Lorsque dix ans plus tôt elle avait cessé de s’offrir à Joseph, elle était restée à distance afin de ne pas l’allumer. Mais depuis quelques années, ils s’autorisaient des mouvements de tendresse. Yvonne avait du plaisir à se coller contre son homme et à promener ses mains sur lui. Il lui répondait avec des gestes retenus. Quand des missions spéciales le requérait pour des week-end entiers et qu’il revenait léger et joyeux, Yvonne avait eut parfois envie de s’offrir à nouveau, mais elle n’avait pas osé le lui proposer. Comment faisait-elle pour ne pas sentir ce parfum de femme qui ne le quittait plus. ?. Comment faisait-elle pour ne pas entendre les conversations téléphoniques à peine retenues ? Comment faisait-elle pour ne rien voir de ce que Nicole avait compris depuis bien longtemps ?



Nicole


Quand 68 avait explosé, cela faisait déjà plusieurs années que Nicole s’était révoltée, mais d’une révolte sourde. Elle étouffait dans les maisons de gendarmerie où elle avait passé toute son enfance. En silence, elle enrageait contre tout le monde : contre ce père autoritaire et fourbe ; contre sa mère naïve et superficielle ; contre son frère petit facho réac ; contre l’âge de la majorité, qu’elle devait attendre jusqu’à vingt et un an ; contre la pilule contraceptive qu’elle ne pouvait obtenir qu’avec l’autorisation de son père et de son père seulement. Le 22 mars, elle boucla ses valises et s’évada par la porte de service, tandis que dans la cuisine sa mère préparait son gâteau d’anniversaire ; que dans le salon, son père grondait en écoutant les infos annoncer la création d’un nouveau mouvement d’étudiants à Nanterre ; que dans sa chambre, son frère gesticulait avec ses copains d’Occident pour organiser une parade.


Passée la barrière de la résidence, Nicole se sentit soudain plus légère. Le printemps arrivait, elle allait tenter de vivre avec Jean Paul, dans sa petite chambre sous les toits, sur la rue Didot. Une chambre, sans eau, sans chauffage, qui aurait désespéré sa mère, mais qui était pour elle un véritable paradis. Elle termina tant bien que mal son année de médecine, car elle avait été plus occupée par les manifs et les AG que par les révisions, puis elle dut abandonner ses études, car elle ne voulait plus rien devoir à son père. Avec les équivalences elle put exercer le métier de sage femme, ce qui lui convenait, puisqu’elle voulait se consacrer aux femmes. Avec son salaire elle permettait à Jean Paul de terminer ses études et de faire une spécialité dans la cardiologie. Sophie était née en 70 et ils étaient descendus d’un étage pour occuper un deux pièces. Et juste après, ils avaient rejoint la bande pour partager une grande maison de l’autre coté du périf.


Jean Paul pratiquait l’amour libre avec conviction, Nicole s’y essayait avec plus de retenues. Si elle avait osé, elle aurait avoué qu’elle n’y arrivait pas. Et d’ailleurs elle n’arrivait à rien ! Elle baisait pour faire comme tout le monde et elle faisait du bruit pour qu’on entende qu’elle avait du plaisir, comme tout le monde ! Mais en réalité, elle était tellement tendue ! C’est en 72 qu’elle connut son premier orgasme. Elle était partie en Ardèche, passer quelques jours de vacances chez des copines. Un soir, elle s’était confiée à Maloue, qui l’avait invitée dans son lit, puis elles étaient restées ensemble. Avec Maloue elle avait découvert son corps et exploré les zones de plaisir. Nicole s’était réchauffée à cette solidarité de femmes et elle s’était sentie entendue pour la première fois. Avec les filles c’était moins compliqué, elle savait où aller, elle n’était pas obligée de plaire ou de faire semblant, elle pouvait être elle tout simplement.


Ensemble, elles avaient organisé des avortements clandestins, elles avaient tenu les permanences du planning familial, informé sur la contraception. Elles avaient protégé les femmes victimes de violences conjugales et accueilli les étrangères qui fuyaient leur pays. Sur le plan politique elles avaient signé le manifeste des 343 salopes, exigé l’égalité des salaires, revendiqué celle de tous les droits et la parité dans les responsabilités. Pour cela elles avaient fait la grève, manifesté, publié des articles. Elles avaient, poing levé, chanté "Levons-nous femmes esclaves, et brisons nos entraves. Debout ! debout ! " Elles avaient constitué des groupes, il y eut des divergences et des dissidences, cependant Nicole y croyait toujours.


Si les hommes, son grand père, puis son père, avaient donné leur jeunesse dans les guerres, cela leur permettait-il pour autant de reporter sur les femmes le poids de leur amertume ? Pourquoi n’avaient-ils pas serré les coudes ensemble, afin d’affronter l’adversité ? Pourquoi cela continuait-il, et encore et toujours ? Les hommes sur les barricades, les hommes à la tribune, les hommes au pouvoir. Et toujours et encore, les femmes derrière, les femmes aux basses besognes. Puisqu’elles ne pouvaient se battre avec eux, elles le feraient contre eux, pour prendre enfin leur place.


Au milieu des femmes Nicole retrouvait la chaleur qu’elle avait connu pendant les vacances de son enfance auprès de sa grand-mère Rose et de sa tante Clémence, qui l’emmenaient assister à la messe dans les odeurs d’encens. Elle reprochait toujours à sa mère de n’avoir pas su prendre sa vie en main et de continuer à rêver devant « les feux de l’amour ». Et puis il y avait Sophie qui se tenait à distance. Depuis que Jean Paul avait cessé de pratiquer l’amour libre pour convoler en justes noces, il avait gagné le droit de garde de leur fille et Nicole s’était sentie spoliée dans sa maternitude. Spoliée ou coupable ? C’était entre autres, le problème qu’elle essayait de dénouer chaque semaine au cours d’une analyse qui n’en finissait pas.



Sophie

Quand vint l’heure de Sophie, les guerres se déroulaient ailleurs et la révolution était morte, même si en regardant sa mère, elle avait l’impression que le temps s’était arrêté dans les années 70. Ce qu’elle pouvait l’agacer celle-là, coincée dans ses sabots, à toujours répéter « qu’il restait encore des bastilles à prendre ». Sophie avait gardé de ses vacances en Ardèche, le souvenir d’un groupe de femmes aux cheveux pendouillants, habillées comme des sacs, mangeant leur riz complet en ressassant les injustices du monde en général et de celui des femmes en particulier.


Lorsqu’à quinze ans elle avait rencontré son premier petit ami et qu’elle avait seule pris rendez-vous chez une gynéco pour obtenir la pilule, elle avait regretté de ne pas avoir eu de mère auprès d’elle. Heureuse il y avait Yvonne, à qui elle pouvait confier ce que ça lui faisait d’être amoureuse. Elle pouvait faire confiance à sa mamy, car pour ce qui était de l’amour, elle en connaissait un rayon ! Et puis elle au moins, même si elle était vieille, elle savait s’habiller avec élégance, elle ne lui faisait pas honte devant ses copines.


En ce temps là, on parlait beaucoup de chômage, de flexibilité et de CAC 40, c’est pourquoi, sur les conseils de son père, devenu un éminent cardiologue avec dépassements d’honoraires, Sophie avait fait HEC. Puis, de stages en missions, de CDD en CDI, elle avait fait son trou à la gestion des ressources humaines et elle attendait la prochaine promotion avant de s’installer avec un homme et de faire des enfants. Elle venait juste d’avoir trente ans, lorsqu’un cabinet de recrutement vint la solliciter pour organiser la restructuration du personnel dans une importante entreprise industrielle. Elle avait foncé tête baissée, c’était la chance de sa vie, un tremplin vers la réussite et un salaire à la hauteur de ce qu’elle ne savait pas encore. Ensuite, quand elle avait dû, les yeux dans les yeux, annoncer leur licenciement à des ouvrières désespérées, elle avait mesuré combien la tâche était plus difficile qu’elle ne l’avait imaginée. Cependant a qui aurait-elle pu confier ses doutes ? Elle ne voulait pas décevoir l’admiration que lui portait son père, sa mère aurait été trop contente de lui apprendre qu’elle se trompait, quant à ses amis, ils voguaient sur la même galère qu’elle. Alors, elle s’était retranchée derrière les contraintes économiques, afin de justifier son rôle et d’essayer de dormir en paix. Après avoir licencié tout le monde, elle fut licenciée à son tour et comme elle avait bien travaillé, elle retrouva sans peine un poste moins exposé dans une compagnie d’assurances.


Entre son travail, le cinéma, les expos, les voyages, les séances à la salle de sport et les soirées entre amis, il ne lui resta juste qu’un peu de temps pour faire la connaissance de Julien sur un site de rencontre. Puis Léa était née en mars 2003 et Manu en avril 2005.


Depuis, elle n’a rien lâché de ses activités, elle est juste devenue plus efficace. Elle excelle dans l’art de jongler avec le temps et les baby-sitters. Elle a adopté le scooter et les courses en ligne, tandis que pour les produits frais, elle fait le marché le dimanche au bras de son mari, avec les enfants autour d’eux. Ses enfants, elle ne leur consacre que peu de temps, mais quand elle est avec eux, elle n’est qu’avec eux. Depuis que sa mère est en retraite, elle vient les chercher tous les mercredi. Au début Sophie a un peu tiqué, puis elle n’a rien trouvé à redire et maintenant cela lui convient tout à fait.


Le mercredi, c’est le jour de la réunion des cadres, au siège de la Défense. Ce jour là, Sébastien de la dircom passe la prendre en moto. Elle, moulé dans son fuseau de cuir, elle se colle à son dos, ressert sur lui ses cuisses en étau et referme ses bras autour de sa poitrine. Puis se rapprochant encore, elle presse son sexe contre les fesses de Sébastien. Imperturbable mais troublé, Sébastien slalome sur le périf et pendant trente minutes, ils font corps ensemble. Pourtant éloignés l’un de l’autre pendant toute la réunion, ils sont encore ensemble par la synergie et c’est incroyable la profusion d’idées que dégagent ces deux là ! Après la réunion, il leur reste encore un peu de temps pour se retrouver seuls dans un quelconque hôtel de Courbevoie, avant de retourner chacun dans sa maison.


Si vous le lui demandez, Sophie vous dira qu’elle est heureuse avec son mari, même s’ils se parlent peu. Ils forment une belle équipe, évitant les problèmes pour ne pas se compliquer la vie. Depuis quelques temps, elle s’est mise à chercher son chemin intérieur vers la sagesse, à travers des activités de développement personnel.



Léa

Je m’appelle Léa, j’ai sept ans. Ma maman s’appelle Sophie, elle travaille beaucoup, c’est pour ça qu’elle n’est pas souvent là. Mais moi je préfère qu’elle travaille beaucoup, car sinon elle serait au chômage et on serait tous malheureux, comme les pauvres qu’on voit à la télé et qui n’ont plus de maison.


Depuis que ma mamy Nicole ne travaille plus, on va tous les mercredis chez elle, mon frère et moi. Avant, son travail c’était d’aider les bébés à sortir du ventre des mamans, mais c’est pas elle qui m’a aidé à sortir du ventre de ma maman. Ma maman elle préférait aller dans une clinique, parce que c’était plus propre et les lits étaient très confortables. Ma mamy, elle travaillait dans un vieux hôpital. C’était quand même propre, mais peut-être que c’était pas assez éclairé.


Ma Maman quand elle était petite, des fois elle allait en vacances en Ardèche et les autres fois elle allait chez sa mamy Yvonne. Mais elle, elle préférait aller chez sa mamy Yvonne qui l’emmenait avec tous ses cousins sur la Costa Brava. Elle dit que s’était mieux parce qu’il y avait la plage et aussi parce que sa mamy connaissait plein de belles histoires d’amour.


Mais moi j’aime bien aller avec ma mamy Nicole, chez ses copines, en Adèche. Elles ont de drôles de robes et des grands cheveux et moi, j’aime bien les coiffer. C’est comme des barbies avec des cheveux gris. Elles chantent aussi des chansons mini-tante en y croyant très fort et là, ça me fait des frissons d’amour dans mon cœur.


La mamy Yvonne de ma maman, elle était très élégante. Mais moi je l’ai pas connue, parce qu’elle est morte d’un fractus du cœur quand j’étais toute petite et que mon frère n’était pas encore né. Un jour ma mamy a dit que son cœur s’était usé d’avoir bu trop d’histoires à l’eau de rose. Je sais pas pourquoi elle a dit ça, mais je crois qu’elles aimaient pas les mêmes histoires.


Quand j’ai demandé à ma mamy où il était son amoureux, elle m’a répondu qu’elle ne pouvait pas me le dire maintenant. Et quand j’en ai parlé à ma maman, elle a haussé les épaules. Mais moi je crois que mamy Nicole, quand elle est dans sa chambre avec tante Maloue, elles font la même chose que mon papa et ma maman.


Ma mamy Nicole, quand elle était petite elle avait aussi une mamy, mais en ce temps là ça s’appelait une grand-mère. Elle est morte quand ma maman était un petit bébé. Ma mamy, elle m’a dit que un jour, elle m’emmènera dans la maison de sa grand mère Rose, à la campagne. C’est là qu’elle aimait bien aller passer ses vacances avec tous ses cousins. Elle dit que là bas, près de la fontaine aux fées, elle me racontera tout et peut-être même qu’on entendra la chouette hululer.