C’était au cours d’un de ces merveilleux printemps de Prague, quand les jours rallongent et les jupes raccourcissent.
Au café Zarka situé au carrefour de la rue Koprova et du passage Muisha, une femme occupait une table située un peu en retrait des fenêtres, mais cependant suffisamment bien placée pour lui permettre d’observer à la fois l’animation de la rue et les allées et venues dans la salle. Elle était assise jambes croisées, un livre de Kafka ouvert sur le genou, une tasse de café posée sur la table près d’elle. De temps à autre, d’un geste précis elle prenait la tasse, la portait à ses lèvres pour en boire une gorgée et la reposait sur la soucoupe. Puis elle jetait sur la salle un regard circulaire, qui se prolongeait par delà la fenêtre jusque dans la rue. Et sans interrompre son mouvement, elle inclinait la tête pour voir plus loin, vers le fond du passage Muisha. Elle s'arrêtait un instant, comme suspendue à ce point précis où le passage disparaît pour redescendre de l'autre côté vers le boulevard Lispadù. Enfin, reprenant le même rythme, ses yeux revenaient se poser sur la page vingt cinq du livre de Kafka. Cela faisait déjà plusieurs fois qu’elle relisait la même page sans réussir à s’y intéresser vraiment. Alors, elle recommençait, une gorgée de café, un regard circulaire de la salle vers la rue, s’inclinait pour mieux voir le fond du passage et à nouveau revenait à la même page.
Accoudé au bar du café Zarka, un peu en retrait sur le coté mais cependant suffisamment bien placé pour voir les allées et venues de la rue et celles de la salle, un homme buvait une bière. Son bras droit reposait sur le zinc, de sa main il tenait le verre, tandis que de sa main gauche il caressait machinalement sa barbe. De temps à autre, il portait le verre à ses lèvres, buvait une gorgée de bière et le reposait lentement, pendant que ses yeux se noyaient dans les jambes des femmes qui arpentaient la rue, telles des compas. Du regard il en saisissait une paire qui descendait la rue Koprova tournait à l’angle et s’engageait pour disparaître au fond du passage Muisha. Puis il en percevait une autre revenant en sens inverse et l’accompagnait jusqu’à ce qu’elle disparaisse à son tour. Et chaque gorgée de bière marquait le deuil de ces multiples abandons.
C’est au cours de son dixième regard circulaire dans la salle du café Zarka, qu’elle remarqua l’homme du bar un verre de bière dans une main, se caressant machinalement la barbe de l’autre et dont les yeux concupiscents étaient rivés sur les jambes des passantes. Juste avant de reprendre son mouvement de rotation, elle croisa un regard affolé d’avoir perdu les superbes jambes gainées de soie lavande qui venaient d’entrer au numéro 18 bis de la rue Koprova. Lorsqu’elle s’inclina pour regarder vers le fond du passage Muisha, elle était troublée. Quand elle relut pour la onzième fois la page vingt-cinq du livre de Kafka, elle pensait à Charles Denner dans « l’homme qui aimait les femmes », le film de François Truffaut. En lisant la page vingt-six ses sentiments pour l’homme du bar évoluèrent. Toute à ses pensées elle alla jusqu'à lire la page vingt-sept sans même s’en apercevoir. Et lorsqu’elle repris son regard circulaire et son mouvement de rotation vers le fond du passage Muisha, elle en était arrivée à se dire qu’un homme qui aimait à ce point regarder les femmes ne pouvait pas être un homme mauvais. Inconsciemment elle souleva le livre pour dégager son genou et sa jambe croisée se mut soudain dans un léger balancement qui attira le regard de l’homme du bar. Cependant elle ne s’en aperçut pas car elle était plongée dans la douzième lecture de la page vingt-cinq du livre de Kafka.
Lorsqu’il en fut à sa trentième gorgée de bière et autant de deuils, le regard de l’homme accoudé au bar du café Zarka fut attiré par un léger mouvement à l’intérieur de la salle et il cessa un instant de se caresser machinalement la barbe. Une douce émotion le saisit lorsqu’il découvrit la femme qui occupait une table située un peu en retrait des fenêtres et qui assise jambes croisées, lisait un livre de Kafka en buvant un café. Mais curieusement ce n’était pas ses jambes qui l’attiraient. Quelque chose se dégageait d’elle qu’il ne savait exprimer. Il remarqua son regard circulaire sur la salle qui se prolongeait par la fenêtre jusque dans la rue, son mouvement d’inclination pour mieux voir le fond du passage Muisha et le retour vers son livre. Lorsqu’il l’eut observée un moment il s’aperçut qu’elle lisait toujours la même page et cela l’intrigua. Quelle était cette anxiété qui lui fronçait le visage ? Et pourquoi sans cesse ce regard vers le fond du passage ? Elle devait sûrement attendre quelqu’un, un homme certainement. Qui pouvait être assez mufle pour se faire attendre ainsi ? Comment pouvait-on manquer à ce point de respect ? L’homme accoudé au bar du café Zarka sentit la colère monter en lui et il commanda une quatrième bière pour se calmer. Tout à son observation il remarqua qu’elle faisait claquer ses ongles contre ses dents, ce qu’il pris pour un geste d’impatience qui lui rappelait, lui rappelait,….
Après avoir scruté la rue pour la douzième fois, elle se préparait pour une treizième lecture de la page vingt-cinq du livre de Kafka, lorsqu’elle aperçut enfin une grande et belle femme toute vêtue de cuir qui descendait le passage Muisha avec élégance. Elle avala rapidement la dernière gorgée de café, referma le livre qu’elle fourra dans son sac après en avoir corné la page vingt-cinq. Elle se leva et sortit d’un pas vif qui fit virevolter les godets de sa jupe courte.
Reposant son verre vide, les yeux embués par l’ivresse de l’alcool et de la géométrie, il eut du mal suivre cette paire de jambes qui se précipitait vers la sortie car il en regardait une autre, qui moulée dans un pantalon de cuir descendaient le passage avec d’élégance. Dans le mouvement circulaire qui ramenait son regard vers son verre vide, il croisa l’horloge qui indiquait 17 heures. Il se rappela soudain qu’à ce moment précis, il avait rendez-vous avec sa fiancée au café Slavia de l’autre coté de la ville. Elle allait certainement s’impatienter en faisant claquer ses ongles contre ses dents. Il commanda une cinquième bière se disant qu’elle serait la dernière.