16/11/2008

A quoi rêve la bouchère ?


Chaque fois que mon mari sort de la chambre froide, tenant à brassée un quartier de bœuf pour le déposer sur la table de découpe, je sens un grand frisson me parcourir le dos.

Dans sa veste à petits carreaux pieds de poules et ceint de son tablier maculé de sang, mon homme est beau comme un apollon. Quand il saisit le fusil pour affûter ses couteaux, je me prépare pour le spectacle. Car depuis quarante ans, j’occupe la première loge à la caisse de la boucherie limousine sur la rue Didot. Pour mon bonheur, depuis quarante ans se rejouent quotidiennement les mêmes scènes. D’un coup de hache précis, Basile détache une épaule, puis d’un geste assuré il décolle les ligaments pour dégager l’os. Il débite, il scie, il découpe avec des gestes nets et précis. Car Basile a le geste précis. Et pendant qu’il détaille, moi je repense à mes nuits dans ses bras. Sur mon tabouret, cachée derrière la caisse, je me rejoue le moment où, Basile va dans le noir et sans hésitation, en un geste précis, trouver avec ses doigts, le point qui me fera me lâcher au plaisir.

Mais ce que je préfère, c’est quand il découpe un quartier arrière. J’en frémis à l’avance et je m’impatiente. Percevant ma fébrilité, il se fait attendre, range avec soin son matériel, fait place nette, avant de se diriger d’un pas tranquille vers la chambre froide. Il y disparaît un moment et je n’entends plus rien. Je m’inquiète, mais que fait-il ? Soudain il est là avec le quartier sur le dos. D’un roulement d’épaule et de hanche, il se décharge sur la table, puis il retourne le morceau. Et là, répétant le même geste depuis quarante ans, comme pour vérifier une ultime fois la qualité de la marchandise, du plat de la main, il applique une tape ferme sur le rond de gîte, « Belle bête » dit-il, me lançant un regard à travers le miroir au dessus de l’étale. Moi sur mon tabouret je repense à nos nuits, je me refais le scène du plat de sa main sur ma fesse rebondie et j’étouffe un soupire les yeux noyés dans ceux de Basile, là bas dans le miroir.

« Et une macreuse pour le pot au feu de Madame Gerbaud ». De sa large main il saisit le morceau, un kilo s’est pesé, ficelé, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Car il en a, de l’énergie mon homme !
« Pour Madame Frétin ce sera ? » - « Un rôti dans le tende de tranche » - « Un beau morceau comme celui-là ? Tenez sentez moi ça, hein ! Hum, de toute première fraîcheur, c’est de la vraie tendresse ». Car il s’y connaît en tendresse mon homme !
Il saisit la ficelle, place quelques bardes autour du morceau. Ses doigts vont et viennent avec agilité, un tour de ficelle, un nœud et puis couper les fils. Un tour encore, un autre nœud et à nouveau couper les fils. De nœuds en nœuds, moi sur mon tabouret je repense à nos nuits. Je sens ses doigts agiles dégrafant un à un les crochets de ma guêpière. Mon corps enfin libéré laisse échapper un soupir d’aise, que Basile reçoit dans le miroir au dessus de l’étale. Tandis que Madame Frétin s’inquiète de me voir aussi fatiguée.

Parfois derrière ma caisse, à l’heure où les clients se font plus rares et lorsque Basile est occupé à des petits travaux, moi je pense à la boucherie. Je me dis qu’il n’est pas juste, que ce mot soit utilisé pour parler de massacre ou de tuerie. Car pour moi depuis quarante ans, la boucherie n’a été que bonheur, tendresse, amour, désir, plaisir et volupté. Et mon Basile en boucher, je vous assure qu’il n’a rien d’un mauvais homme. Oui vraiment, vous me feriez plaisir de ne plus utiliser ces mots pour parler des horreurs du monde.