23/11/2008

Retouches en tout genre


Rue Didot le 15 avril, il est 16 heure 15 lorsque Alcide Lambert entre dans ma boutique, avec un paquet sous le bras.

- Monsieur Alcide, que me vaut cette visite exceptionnelle ? Etes-vous en avance ou en retard ?

Depuis des années Alcide Lambert fait l’acquisition d’un pantalon à chaque période de soldes. A celle d’hiver il opte pour un pantalon de flanelle grise, à celle d’été pour un autre de toile beige et ensuite il vient me voir pour l’ourlet. La chose est réglée comme du papier à musique, de même que chaque année il augmente d’une taille. Je l’ai vu ainsi passer du 36 au 52, tout en conservant son élégance et sa légèreté.

- Mademoiselle Lisette, regardez-moi bien, ne remarquez-vous rien ?

Je cherche, en effet il y a quelque chose. J’hésite, se serait-il rasé la moustache ? Je n’ai pas le souvenir qu’il en ait porté une, mais à la réflexion il me semble que cela lui irait très bien.

- J’y suis ! Vous allez vous marier.

- Hélas non, pas encore, mais je viens de perdre douze kilos et mes pantalons sont devenus trop grands. Rendez-vous compte ! Tel que vous me voyez, je viens de réintégrer le modèle que j’avais acquis en 2001, cependant il est très fatigué et je crains qu’il ne puisse atteindre les prochains soldes.

- Monsieur Alcide, vous n’êtes pas malade au moins ?

- Non, je vais très bien. Un diététicien bioénergétique m’a prescrit un régime à base d’algues et d’extraits de coloquintes. De plus, je pratique la relaxation inversée et le chant exploratoire. Cela fait plus d’un mois que je perds deux kilos par semaine.

Tout en conversant, le revoilà sortant de la cabine d’essayage, après avoir enfilé le pantalon de l’hiver dernier. Vu de dos, la ceinture lui baillant sur les hanches, le fond entre les genoux et l’ourlet pleurant sur ses chaussures, il à l’air d’un jeune en baggy.

M’agenouillant à ses pieds, je me mets à l’ouvrage. Avec quelques épingles je reprends les coutures latérales et de mes mains je repasse l’étoffe pour ajuster l’ensemble. Soudain, je perçois un léger frémissement sous mes paumes. Sur le bas de son dos, je vérifie l’arrondi, le frisson me gagne. Je m’attarde sur les hanches pour bien plaquer le tissu, tout en évitant soigneusement les épingles, je sens une nouvelle vibration. Je contrôle le tombé, lentement, avec application tout au long de la jambe, le mollet se relâche entre mes mains. En remontant, avant de passer de l’autre coté, je touche pour m’assurer que la couture de l’entrejambe est bien à sa place et je retouche car Monsieur Alcide me redemande de vérifier. En effet, il est momentanément à l’étroit. Je dois libérer un peu la couture, afin de laisser une amplitude suffisante en toute occasion. Je reprends les mesures, je m’ajuste au volume, je remanie la ligne et rectifie la courbe. Je dégage vers la gauche, car Monsieur Alcide porte de ce coté et je contrôle à nouveau.

De touche en retouche Monsieur Alcide a cessé de parler, il a fermé les yeux, la tête légèrement en arrière et le souffle plus court. Il est ému, je suis touchée. Alors je lâche un instant mon ouvrage, pour aller placer l’écriteau « la retoucheuse revient dans vingt minutes » et je baisse le store.