17/09/2011

Le bistrotier de la rue Didot


Prétendre que je ne verrai que lui, ça alors ! Remarquez, avec un prénom pareil, ça doit se voir ! Car vous en connaissez beaucoup vous, des Philibert ?

Je crois d’abord que c’est juste le pseudo, qu’il a choisi en souvenir des vacances de son enfance à Saint Philibert, comme d’autres choisissent Brévin en mémoire de leurs étés au bord de l’océan ou Nazaire juste en face de l’autre coté de l’estuaire. Mais Philibert comme prénom ! Moi, je vois tout de suite le genre Tintin et j’imagine un gars en culotte de golf avec ses chaussettes blanches. Alors, vous pensez bien qu’être invitée pour un verre avec Tintin, sur le coup ça ne m’emballe pas tellement et j’hésite avant de répondre.

Et puis je me fais la remarque, qu’il n’a pas du tout la voix de Tintin. Sa voix à lui, c’est une voix très grave. Tenez ! exactement celle de Monsieur X, vous savez, celui qui chaque samedi sur France Inter, dévoile avec un timbre à vous donner des frissons et la chaire de poule, les sombres histoires et les dessous de la politique, que l'histoire officielle a curieusement passés sous silence.

Mais je vous entends d’ici vous demander, comment je reconnaîtrais la voix de Tintin, vu qu’il ne parle qu’avec des bulles ? Et à mon tour je vous interroge « Avez-vous remarqué sa bouche ? C’est juste un petit trou sans lèvres ! Dites-moi comment avec une telle bouche, on peut parler de cette voix chaude et grave à vous faire monter la libido dans l’instant ? » Ainsi donc la voix de Philibert me fait oublier son prénom et j’accepte le rendez-vous.

« Je vous attendrai à 18 heures précises au bistrot à vin de la rue Didot » ajoute-t-il de sa voix profonde et feutrée. « Mais comment je vais vous reconnaître ? » lui dis-je. « Vous ne pouvez pas me rater ! », me répond-t-il, « vous ne verrez que moi ! ». Puis il me salue et raccroche.

Ca alors, Je ne verrai que lui ! Mais pourquoi ne verrais-je que lui ? Première hypothèse : c’est un prétentieux qui ne doute pas de lui. Deuxième hypothèse : il s’habille à la mode de l’époque Philibert : monocle et col dur, montre à chaînette et canne à pommeau sculpté. Là je suis prête à renoncer !

Mais vous ai-je déjà dit que je suis curieuse ? Non, et bien sachez que le jour dit, à 18 heures précises, je me présente devant le bistrot à vin de la rue Didot. Je pousse la porte, personne ! D’une direction indéterminée me parvient l’air sifflé de la Traviata. J’avance vers le bar, ça vient de derrière. Je reconnais « Libiamo ne'lieti calici ». Je contourne le bar, l’air se rapproche. Et soudain, de la trappe ouverte sur la cave, émerge une tête rasée, puis une caisse de bouteilles posée sur une épaule et enfin un grand corps enveloppé d’un large tablier bleu. Il est maintenant devant moi, s’arrêtant juste après le « Godiamo, la tazza, la tazza e il cantico » du deuxième choeur.

C’est lui, Philibert le bistrotier de la rue Didot. Je ne vois que lui ! Et pour cause : il est seul, vu que nous sommes lundi et que c’est jour de fermeture au bistrot.

Cela fait un moment que je suis en train de vous raconter ma rencontre avec Philibert et si je vous donne tous les détails, c’est parce que Philibert, c’est pas un gars comme les autres. D’abord parce qu’il s’appelle Philibert, ensuite parce qu’il est bistrotier, et pas n’importe où ! Il est bistrotier sur la rue Didot. Un petit bar à vin, fréquenté par les bobos du 14ème, au sortir d’un ciné à l’Entrepôt, ou d’une réunion de soutien pour la sauvegarde de la rue des Thermopyles, à moins que se ne soit en revenant de planter un pied de tomate olivette, sur leur parcelle de jardin partagé, dans le Square du Chanoine-Viollet.

Pour ce qui est du troquet, je suppose que vous n’aurez pas de mal à imaginer, le lieu : une grande vitrine en fer forgé rétro, un vrai zinc en cuivre étamé, des tableaux noirs avec le tarifs écrits à la craie, des tables et chaises bistrot, sans oublier le vieux plancher sur lequel mon Philibert étale la sciure humide avant de balayer. Un authentique café pour amateurs de convivialité alternative et biodégradable, avec baguette de lecture pour accrocher le Canard, Politis et le Monde diplo. Et au milieu de ce décor, mon Philibert avec sa tête rasée, son crayon coincé derrière l’oreille et son large tablier bleu, avec sa poche ventrale d’où dépasse un carnet de commandes. Moi, ce que j’aime chez Philibert, c’est son sens du paradoxe qui va de sa propension à développer des idées novatrices et révolutionnaires, à sa fidélité envers une esthétique traditionnelle et classique. Rappelez-vous, qu’au moment où je le rencontre, il siffle la Traviata, un air qui a quitté le top 50 depuis longtemps !

Accoudée au bar, je l’observe débouchant rien que pour moi, un gewurztraminer vendanges tardives, qu’il verse avec délicatesse dans de grands verres à pied. Je profite de l’instant car tout est délicieux : son accueil décontracté ; son regard plongé dans le mien, au moment où nos verres se rencontrent ; nos nez pointés vers le liquide à la robe dorée ; le parfum de fruits jaunes, de tilleul, de caramel et de rose ; l’entendre déguster lentement, comme s’il s’en rinçait la bouche. Car pour que chaque papille profite de tous les arômes, il fait tourner le vin, tout en aspirant un peu d’air afin de l’aérer, « et ça fait des grands flchss » tout doux à mon oreille.

Je m’exerce à mon tour, je découvre avec maladresse, le goût de pêche sur le palais, les saveurs poivrées à l’intérieur des joues, le piquant sous la langue et l’arôme de litchi au dessus. Et je fais moi aussi « des grand flchss » en noyant mon regard dans celui de Philibert. Une goutte s’est échappée aux commissures de mes lèvres, qu’il vient cueillir sur mon menton avec sa langue. Nos bouches se rejoignent, nos langues se mélangent ; et d’une papille à l’autre, le vin se réchauffe, que nous aérons ensemble dans un duo de « flchss », avant de l’avaler. Puis nos bouches se séparent, l’instant d’une autre gorgée, pour mieux se retrouver. Et nos langues baignées dans les saveurs épicées de ce millésime caniculaire, puisent la légèreté et la puissance d’une matière épanouie, qui s'achève sur une finale délicatement caramélisée.

Le lundi suivant nous dégustons un Mercuray 1999, le meilleur millésime depuis 1947. Robe pourpre, belle larme, nez de cerise et petits fruits des bois. Pour Philibert qui m’aspire la langue en même temps qu’un peu d’air, la matière est à la fois délicate et expressive, elle nous réserve toute son élégance et sa finesse en fond de bouche.

Le lundi d’après, Philibert opte pour un Côte-rôtie 2000 Nez expressif de cassis, de violette, d'épices et de belle terre avec des notes animales. La bouche est parfaite, avec une belle construction reposant sur une minéralité et des tanins parfaitement intégrés. La finale est très longue comme la langue de Philibert qui vient s’immiscer entre mes lèvres.

De lundi en lundi, nous goûtons les Bourgueil, Côte de Buzet, Minervois, Saint Emilion, et autres Médoc, Juliénas et vin d’Arbois. C’est ainsi que maintenant, je dompte une attaque franche et j’apprivoise une autre plus fuyante. Je tempère un développement robuste et toise un autre charpenté. Je m’émeus d’une larme liquoreuse, je me réjouis d’une jambe marquée et je savoure une cuisse moelleuse. Mais c’est sur un final étoffé, que je jouis en fond de bouche.