02/11/2011

Une femme extraordinaire


Cela faisait environ dix kilomètres que Joseph roulait sur la réserve et il venait juste de passer devant une station service sans s’arrêter, lorsqu’une voix de femme le fit sursauter. « Il serait temps de penser à remettre du carburant ! », disait cette voix. Il s’apprêtait à lui répondre que pour sa collection de points de fidélité, il ne s’arrêtait que chez Mobil, lorsqu’il réalisa qu’il était seul dans l’habitacle. Il lui revint alors, que sa nouvelle voiture était équipée des dernières nouveautés technologiques de conduite assistée. Il roula encore soixante kilomètres avant de tomber sur la station, qui pour un plein lui offrirait les quarante cinq points de fidélité, le rapprochant de la trousse à outils convoitée. Avec régularité, la voix de la femme venait lui rappeler qu’il serait temps de penser à remettre du carburant, mais Joseph la laissait dire.

Cela faisait maintenant dix ans qu’il était divorcé et il avait fini par s’accommoder de sa solitude. Toutes ses tentatives de rencontres s’étaient soldées par un échec, les femmes étaient assurément très compliquées. Mais celle-ci qui, sur un ton égal et courtois, lui répétait inlassablement qu’il devrait penser à remettre du carburant, commençait à lui plaire. Pendant qu’il jouissait du plaisir de faire la sourde oreille à ses remarques, elle revenait régulièrement, sans s’énerver, lui répéter qu’il serait temps de penser à remettre du carburant. Et quand, deux cent mètres avant la station Mobil, le moteur s’était mis à tousser, elle ne lui avait pas hurlé dans les oreilles, « tu vois bien, je t’avais pourtant prévenu, mais comme d’habitude, tu ne m’écoute jamais ! ». Quand il avait, tout seul, essoufflé et dégoulinant de sueur, poussé sa voiture jusqu’à la pompe, elle ne lui avait pas dit « t’as bonne mine maintenant, en rade avec ton super gadget ! ». Non, elle n’avait rien dit !

Après avoir fait le plein et soigneusement rangé les quarante cinq points de fidélité, dans le portefeuille de la boîte à gants prévu à cet effet, Joseph programma le système de navigation assisté. Lorsqu’il eut mis le contact, la voix lui annonça d’un ton toujours égal, le nombre de litres de carburant disponible et l’estimation des kilomètres pouvant être parcourus avec cette réserve. Elle annonça encore la température extérieure et intérieure, puis Joseph démarra. La voix lui indiqua alors de prendre à gauche sur la rue Edouard Vaillant, mais lui, il préféra continuer tout droit sur le boulevard Jean Jaurès, car il voulait passer devant les cinémas. Qu’à cela ne tienne, elle recalcula la route, lui proposant de prendre la prochaine à gauche sur la rue Gabriel Péri, mais Joseph décida de continuer encore sur le boulevard Jean Jaurès, car il voulait s’arrêter à la boulangerie. En repartant, elle proposa encore fois de prendre à gauche, l’avenue Max Dormoy. Et là, rien que pour éprouver la patience de cette femme, Joseph tourna à droite, sur l’avenue du Général De Gaulle. N’importe quelle femme de sa connaissance se serait déjà mise en colère, mais elle, calmement elle s’adaptait et continuait à lui proposer la prochaine à gauche sur la rue Paul Vaillant Couturier.

Ce soir là, Joseph traversa plusieurs fois la ville et rentra tard chez lui. C’était si bon d’être avec une femme calme, disponible et prévisible, quoi qu’il arrive !