22/11/2008

Le grutier du moulin des lapins


Je ne l'avais pas vu arriver ou alors je n'y avais pas prêté attention. Un matin, pendant mon petit déjeuner, j'ai remarqué qu'elle était là. Une immense grue à tour dressée vers le ciel. Une belle grue jaune et sa flèche gravitant au dessus du chantier du moulin des lapins. Au fil des jours, de petits déjeuners en petits déjeuners, de ma fenêtre sur la rue Didot, j'assistais à l'oeuvre de création d'un immeuble de huit étages. Dans le ciel, c'était un ballet de poutrelles, de ferrailles, de trémies à béton et de plaques préfabriquées. La charge était d'abord treuillée verticalement, puis elle glissait horizontalement avec légèreté sur le rail de la flèche, avant d'être récupérée par des lilliputiens casqués de bleu. Une armée de lilliputiens s'activant sur la dalle. Mais il me fallait quitter mon poste d'observation car le devoir m'attendait. Quand je rentrais le soir, le chantier s'était endormi, Gulliver se reposait et les lilliputiens étaient partis.


Je me souviens parfaitement du matin ou je l'ai aperçu pour la première fois. Il montait à l'assaut de sa grue, tel le dernier relayeur de la torche olympique, grimpant au sommet de la tour du stade pour enflammer la vasque, le jour de la cérémonie d'ouverture des jeux. Puis il s'installait à son poste, dans la cabine, juste au dessous de la flèche et de là, il devenait le chef de l'orchestre sur la scène du chantier. Pour mieux le voir à l'œuvre, j'étais allée quérir mes jumelles de théâtre. Je l'apercevais à peine et pourtant j'étais fascinée de le voir déplacer en quelques gestes, d'énormes masses avec la précision d'un maestro conduisant son ensemble musical. Ce jour là, de ma fenêtre, j'ai assisté à tous les actes de l'opéra, car je me suis fait portée pâle auprès de mon employeur afin de ne rien manquer du spectacle.


En fin d'après midi quand je l'ai vu redescendre de sa tour, je me suis précipitée vers la sortie des artistes. Descendant quatre à quatre les marches de mon immeuble, j'ai couru le long de la palissade et franchis la porte du chantier, juste au moment où il s'apprêtait à entrer dans l'une des baraques.

- Ma p'tite dame il ne faut pas rester là, c'est un chantier interdit au public ici !

- Je voulais juste vous dire que je vous ai vu, là haut sur votre grue, c'est beau ce que vous faites.

Il a eu l'air surpris, alors j'ai rajouté

- Oui vraiment, j'ai apprécié la précision avec laquelle vous déplacez les objets, c'est magique et c'est magnifique.

Il semblait ému, il a bafouillé quelques mots, dont j'ai juste compris, qu'il m'attendrait au café de la sablière dans un quart d'heure.


C'est ainsi que, trinquant mon ballon de sauvignon de Touraine contre son demi de bière, je fis la connaissance de Roméo Gonçalvez, le grutier du moulin des lapins. Avec lui je découvrais tout l'univers du BTP, des fondations jusqu'aux toits. Lorsque Roméo me proposa d'aller visiter sa cabine sur la grue, j'acceptai tout de suite et nous voilà partis à travers le chantier interdit, grimpant dans la nuit jusqu'à son aire, nichée sous le bras de Gulliver. Roméo était trapu et musclé comme un demi de mêlée lisboète de la Benfica. Moi, rassurée, je le suivais sans peur et sans vertige.


Là haut, Roméo m'a montré le maniement des manettes et sans manières, il a continué ses manipulations en promenant ses mains expertes sur mon corps troublé, qu'il a lentement dénudé. Me retournant, en appui sur la fenêtre de la cabine, il m'a prise en levrette. Paris brillait de ses milles et une lumières et moi je brûlais de mille feux. Je buvais à tous les plaisirs : la ville offerte à mes yeux, ses mains contenant mes fesses, son sexe allant et venant en moi, son souffle dans mon cou, et les mots murmurés au bord de mon oreille. Des mots qui disaient "Amo-te" et d'autres encore, que je ne comprenais pas.


Au dessus de Paris, à 80 mètres du sol, Roméo et moi, nous nous sommes envoyés en l'air sans retenue, pour atteindre le septième ciel. Et lorsque simultanément nous avons fusionné dans l'extase suprême, la tour Eiffel s'est mise à scintiller de tous ses flashs pour se joindre à nous.