04/06/2009

Le lit d’Irène


- Dis moi ! Tu n’as pas autre chose à faire ? Depuis qu’on se connaît je n’ai pas vu beaucoup d’animation ici. Moi, je ne suis pas là pour te regarder dormir.

Irène cherche autour d’elle, d’où vient cette voix qui semble lui parler. Pourtant, elle est seule dans sa chambre et la radio est éteinte.

- C’est moi qui te parle. Oui ! Moi, ton lit. Ton superbe lit en cuivre, décoré de quatre boules de porcelaine. Ce lit ancien que tu as acheté en septembre, sur le vide grenier de la rue Didot. Cela fait maintenant quatre mois que je te tiens compagnie et je n’ai pas encore vu l’ombre d’un homme. Je m’ennuie, je ne suis pas un lit pour dormir. J’ai d’autres compétences à mettre en œuvre et là, je sens que je vais me rouiller. Tu ne le sais pas, mais j’en vois des choses depuis que je suis lit. Tiens ! Installe-toi, je vais te raconter, j’espère que cela t’excitera.

Etonnée mais docile, Irène se cale entre ses oreillers pour écouter cette drôle d’aventure.

» Tout a commencé en 1949. Cette année là, Justine Lambert, fiancée depuis un an à Léonard Blandin, repère le lit de ses rêves, aux Galeries Barbès. Dans les romans érotiques qu’elle lit en cachette, les histoires se déroulent toujours dans des lits de mon style. Les héroïnes se font ligoter aux barreaux et Justine a accumulé tout un savoir faire, dont elle compte bien user avec son Léonard, lorsqu’ils seront mariés.

» Léonard hésite, il préférerait une chambre en bois, quelque chose de plus robuste, plus classique, enfin plus ordinaire. Mais Justine a décidé, c’est ce lit ou rien. Et le Léonard, il ne le regrettera pas, car avec moi, sa Justine lui en fera voir de toutes les couleurs. Rien de commun avec ce que lui ont raconté ses copains : leurs coups tirés, vite fait dans le noir, comme des voleurs. Non vraiment rien de tout cela ! Justine lui apprend comment la picorer en douceur, la déguster avec vénération. Il découvre les zones érogènes, lui qui ne connaissait même pas l’existence de ce mot avant son mariage.

» Le jour où ses copains viennent prendre de ses nouvelles, après l’accident qui l’oblige à rester alité, l’un d’eux déclare, dans un rire gras : « Léonard dort dans un lit de tapineuse de maison close », « un lit de tapette », ajoute un autre. Essayant de se défendre, il répond « si ce lit pouvait parler, vous seriez très surpris », puis il laisse tomber, ils sont vraiment trop lourds pour comprendre.

» Ils peuvent bien rire, cela ne lui enlèvera pas sa Justine. Sa chère Justine, qui chaque soir pour lui, ôte un à un ses bas de soie, dont elle se sert l’instant d’après, pour lui lier les poignets à mes barreaux. Ensuite elle dégrafe son soutien-gorge et son porte-jarretelles, pour lui attacher les chevilles. Ainsi amarré, il subit le supplice du doigt, des dents, de la langue, de l’oreille et tant d’autres dont je te donnerai les détails, lorsque tu auras trouvé ta victime.

Maintenant, Irène sent monter un désir qu’elle avait oublié. Elle se cambre en posant sa main sur son sexe, tandis que le lit continue son histoire.

» Dans les moments où il est en elle, je les accompagne de quelques grincements de ressorts pour augmenter leur excitation. Dans les ultimes mouvements au milieu des soupirs et des cris de plaisirs, je jouis avec eux. L’instant d’après nous nous relâchons dans une béatitude silencieuse, avant de nous endormir, tous les trois enlacés.

- Eh bien ? Je vois que mon histoire commence à te faire de l’effet.

Mouillée de sueurs et les yeux luisants, Irène a rejeté sa couette, car il fait maintenant très chaud dans sa chambre.

» Je peux t’affirmer, reprend le lit, qu’au début de leur mariage, c’est la fête tous les jours pour la Justine et le Léonard ! Et moi, qu’est-ce que je me régale ! Evidemment, à ce rythme là, les naissances se suivent : six enfants de l’amour. Six superbes bébés et moi j’assiste à chaque accouchement.

» Après les premières douleurs, après avoir perdu les eaux, Justine vient s’allonger sur moi et la sage-femme commande à Léonard de faire chauffer de l’eau, beaucoup d’eau. Justine se sent défaillir, elle va crier, mais elle reprend le contrôle et la douleur passe. Une autre arrive déjà, plus puissante encore. Cela dure longtemps, dans la cuisine Léonard s’impatiente, l’eau bout tellement qu’il doit en rajouter plusieurs fois. Quand il n’en peut plus d’attendre, il passe la tête par la porte entrebâillée, mais se retire vite, ne supportant pas de voir sa femme souffrir. Justine est courageuse, la sage-femme l’accompagne, respirant avec elle. Quand cela devient trop insupportable, elle se cramponne à mes barreaux et nous résistons ensemble pour mieux affronter la douleur. Puis vient le moment ou le bébé plonge de sa mère vers la vie, poussant son cri pour annoncer « me voilà » et Léonard accourt dès qu’il entend le message.

» Mais Léonard s’inquiète, car Justine se fatigue. Il essaye bien de se retirer avant qu’il ne soit trop tard, tandis que Justine mesure la courbe de ses températures, mais quand je me mets à jouer de mes ressorts, c’est plus fort qu’eux, rien ne peut plus les arrêter. Et avec ce bruit que nous faisons tous les trois, voilà que les bébés se mettent à pleurer. Un jour, excédé, Léonard s’en retourne aux Galeries Barbès, pour faire l’acquisition d’un lit rustique en bois massif et silencieux. Moi, je me retrouve relégué au grenier. Ah, ce que j’en verse des larmes, enfermé tout seul dans le noir !

» Là haut, je ne vois plus personne, sauf lorsqu’il pleut et que Justine vient étendre son linge à l’abri. Quand elle a terminé, elle s’arrête alors près de moi un instant et me caressant les boules elle dit « Ah ! Si tu savais ce que je te regrette ! C’était le bon temps » Puis elle s’éloigne en traînant le pas avec son panier vide sous le bras.

Irène ramène sa couette sur elle, maintenant elle a froid et une larme perle au coin de son œil.

» - Essuie tes yeux ma belle et écoute la suite, poursuit le lit d’Irène, car mon histoire ne se termine pas là.

» Un jour, un brocanteur s’en vient chiner les vieilleries et je quitte mon grenier pour la boutique d’antiquités de la rue d’Alésia. Et pas n’importe où ! Bien en vue au milieu de la vitrine, je suis en première loge pour assister au spectacle de la rue. Je vois briller l’étincelle du désir dans les yeux des passantes rentrant du marché. Elles s’arrêtent devant moi, pour poser un instant leurs cabas débordants de légumes. Je vois alors leurs prunelles s’allumer, s’imaginant au plus fort de l’amour, agrippées à mes barreaux, tandis que leurs amants redoublant de vigueur, les font basculer dans l’extase. Au moment de l’assaut final, je sens la griffure de leurs ongles sur mes cuivres, je crie de douleur et de joie avec elles. Puis revenant à la réalité et retrouvant une respiration régulière, elles se réajustent dans la vitrine. Saisissant leur charge, soudain devenue plus légère, elles repartent, après m’avoir remercié d’un clin d’oeil coquin.

» Ensuite, il y a ce jour de printemps, c’est en 1965. Je m’en souviens comme si c’était hier. Elle passe d’abord tout droit sans me voir, puis elle s’arrête net, quelques mètres plus loin, devant la vitrine du chapelier. Mais cet arrêt soudain n’est pas pour les bibis, les bobs, les bérets, les toques et les capelines de Monsieur Blanchot. Non ! Ce n’est pas pour lui non plus. Je la vois l’instant d’après, faire demi-tour et venir se planter devant moi. Des étoiles scintillent dans ses grands yeux bleus et moi je brille de tous mes cuivres, pour allumer le feu dans son cœur.

» Le soir même je me retrouve au 125 de l’avenue du Maine, dans la chambre de bonne, qui du sixième étage correspondant par un escalier de service, à l’appartement du deuxième gauche, habité par les époux Grangier. Emmanuelle Grangier vient de m’acquérir en cachette de son époux, afin d’occuper la chambre libérée par son employée de maison, qui venant de convoler, habite désormais chez son mari. Elle me fait installer au milieu de la pièce. Près de moi sous la lucarne, un fauteuil en osier, trône superbe, avec son immense dossier en forme de soleil.

- Que viennent donc faire dans une petite chambre en soupente, ce lit encombrant et ce haut fauteuil, demande Irène, intriguée par le projet d’Emmanuelle Grangier.

- Tu ne devines pas ? interroge le lit. Tu es bien naïve ma petite Irène.

» Et bien voilà, reprend-il, Emmanuelle a un amant qu’elle voit trois après-midi pas semaine. Jusqu'à ce jour, cela se passait dans un hôtel du quartier, mais maintenant que la chambre du sixième est libre, Madame décide d’en faire son petit paradis où elle reçoit Angélus Peltier. Du printemps de 65 à celui de 68, du fauteuil au lit et du lit au fauteuil, Emmanuelle et Angélus vont passer des heures exquises entre 15 et 17, chaque lundi, mercredi et vendredi.

» Le 25 Mai 1968, Robert Grangier rentre chez lui en début d’après midi, après avoir décrété le look out dans son entreprise en grève. C’est un vendredi et la porte qui donne sur l’escalier de service est restée entr’ouverte.

» Qu’est-ce qui lui prend de vouloir faire un tour là haut, lui qui n’y met jamais les pieds ? A l’approche du sixième étage, il perçoit des soupirs mêlés à des grincements de ressorts. Dans le couloir des bonnes, il ne cherche pas longtemps la porte derrière laquelle, Angélus après avoir ligoté Emmanuelle, lui fait subir les délices du chocolat, du miel et du sucre d’orge (je t’expliquerai plus tard). Sur le pas de la porte Robert reste ébahi par le spectacle qui se déroule devant lui. Jamais il n’a imaginé de telles positions, même dans ses fantasmes les plus fous. Tout de suite, Angélus l’invite à refermer la porte, afin d’éviter les courants d’air et le prie de venir s’installer sur le fauteuil d’Emmanuelle, pour déguster avec lui le miel et le chocolat, tandis que sa femme se perd entre les sucres d’orge. Ce jour là Robert Grangier retrouve sa libido, l’amour de son épouse et gagne un compagnon de jeu. Mais bientôt le trio déserte la soupente, emportant avec eux le fameux fauteuil et je me retrouve seul, le regard perdu dans le ciel d’été à travers la lucarne.

Le lit s’arrête un instant, pour retrouver le fil de ses souvenirs, tandis qu’Irène s’impatiente d’entendre la suite.

» - Patience, ma belle, j’y viens. Les accords de Grenelle ayant attribué à la domesticité une augmentation de salaire substantielle, Monsieur et Madame Grangier décident de détourner le problème en remplaçant la bonne par une jeune fille au pair. En septembre je vois arriver, toute bronzée et guillerette Mademoiselle Soizic Vandenberghe, arrivant tout droit de sa Paimpol natale pour continuer à la Sorbonne ses études de philo commencées à Rennes.

Ah ce qu’elle est mignonne Soizic ! Quel bonheur d’entendre ses petits soupirs, lorsqu’elle se caresse le soir avant de s’endormir ! Et quelle joie d’accueillir ses copines ! Toutes ces petites fesses frétillantes posées sur mon matelas et ces dos appuyés contre mes barreaux, leurs longs cheveux caressant mes cuivres. Tandis qu’elles passent de la critique de la raison pure au discours de la méthode, qu’elles se disputent à propos de Nietzsche et s’enflamment pour Hegel, moi, je me laisse gagner par la passion et la vitalité de la jeunesse. Quand l’une d’elle vient poser sa joue contre l’une de mes boules, et que sa douce chaleur vient réchauffer ma porcelaine, alors dans ces moments là, je sens que je suis bien vivant.

» Et vient le jour où Soizic reçoit Alain. Celui-là, je m’impatientais de le voir arriver, depuis le temps que j’entendais parler de lui ! Mais la Soizic, elle ne se donne pas au premier venu. Si je la vois depuis une quinzaine de jours prendre une petite pilule chaque matin, ce n’est pas qu’elle est malade, mais c’est que le moment est arrivé. Son amie Gisèle lui a donné une adresse. La contraception est légalisée depuis deux ans, mais il faut encore une autorisation parentale pour les mineurs et Soizic qui n’a pas encore vingt et un ans, se voit mal la demander au père Vandenberghe.

» C’est la première fois et Soizic est émue. Avec maladresse, Alain dégrafe son soutien-gorge, elle l’aide un peu. Ils sont maintenant nus, tous les deux allongés contre moi et je les berce tendrement, pendant qu’ils se caressent. Il lui murmure des mots au creux de son oreille. Des mots qui disent que « je t’aime », « tu es belle », « ta peau est de velours », « viens ! ». Elle frisonne, mais ce n’est pas de froid. Elle n’a pas peur, il peut venir, elle l’attend. Ils prolongent encore le moment, le temps du désir, le temps de l’impatience, le temps de la confiance. Après je ne me souviens plus très bien. Vertige de l’amour, j’ai dû grincer trop fort, un oreiller s’est éclaté.

» Le lendemain Alain me démonte, arguant qu’un lit c’est trop bourgeois. Il pose sommier et matelas à même le sol et mes montants se retrouvent contre le mur. Pendant les années qui suivent, je sers d’étendage et de penderie. Je suis triste, mais pas malheureux, je continue à être le témoin de la vie de Soizic, cependant je n’y participe plus.

- Combien de temps vas tu rester à ce poste d’observation ? s’inquiète Irène, compatissante.

- Je ne sais plus, dit le lit. Car après Soizic, c’est sa cousine Gwenolla qui occupe la place.

» Au début, Gwenolla, elle est comme toi. Rien ! Pas la moindre petite caresse intime, pas le moindre soupir, une cellule monacale, il ne manque que les prières. Ses prières à elle, se sont les mathématiques, elle énonce des théorèmes, valide des propositions et leur corollaire. Elle construit des raisonnements logiques et pendant ce temps là, moi je m’ennuie.

» Et puis un soir, je vois arriver Félix avec ses petites lunettes rondes. En bon cartésien, il invite Gwenolla à vérifier l’axiome du plaisir. Elle lui rétorque, qu’il ne s’agit là que d’un postulat. Il propose alors de le lui démontrer. Dans une suite de figures géométriques, ils énoncent des structures dynamiques aux fonctions exponentielles, évaluent l’itération d'une bijection mesurable et ses invariants algébriques. Gwenolla en redemande encore, alors ils résolvent des équations euclidiennes et s’ellipsent dans leurs dérivées, puis ils expérimentent des extensions polynomiales commutatives et leurs processus différentiels. Gwenolla crie « Euréka » ils développent encore, la modélisation d'une courbure de l'espace-temps pour atteindre le vecteur tangent au sommet de l’axe pyramidal. Au point de convergence, ils poussent jusqu’à l’optimisation des variables élémentaires et tout est démontré. Félix déroule alors le théorème de Pythagore et ils s’allongent enlacés, lovés dans une courbe hélicoïdale.

- Moi, continue le lit, je n’ai rien senti, mais je suis content pour eux.

- Oh la la ! Ce que c’est beau répond Irène. Et après ?

- Après il y a E = MC2 et l’amour au bout. A les voir s’aimer ces deux là, moi, je perds la notion du temps. Puis ils s’en vont se calculer ailleurs et je fais la connaissance de Pétula.

» Pétula, la pétillante jeune fille au pair arrivant de Liverpool, pour étudier les beaux arts à l’école du même nom. Pétula et son amie Mélisse. Mélisse sa muse, son modèle son égérie. La blonde anglaise et la brune métisse enlacée au mitan de mon lit. Elles me réinstallent tout entier, elles lustrent mes cuivres, et blanchissent mes porcelaines, afin d’accueillir avec élégance, leurs folles amours et leurs ébats encore inconvenants, vers le milieu des années soixante dix.

» Moi, je ne juge pas ce qui est juste et bon. Car dans cet amour là, tant qu’il durera, il n’y aura pas de fausses notes, aucune mesquinerie. Mais je suis trop ému pour t’en dire davantage.

Irène est bouleversée. Tandis qu’au cœur du lit, la colère gronde.

- Quelque chose ne va pas ? s’inquiète Irène, qui perçoit une onde frémissante parcourant son matelas.

- Tu te souviens d’Emmanuelle Grangier ? demande le lit.

- Emmanuelle et Angélus, le fauteuil, le mari et ce vent de liberté ! Bien sûr que je m’en souviens.

- Ce vent de liberté ! Pas pour tout le monde, s’indigne le lit d’Irène, reprenant les paroles d’Emmanuelle : « Deux gouines sous mon toit, c’est intolérable ! Et une négresse en plus ! C’est dégoûtant ! » Tel est maintenant le vent qui souffle sur l’esprit étriqué de cette bourgeoise mesquine et repue.

» Au printemps de 1976, Pétula est chassée de la soupente et moi, partageant cette disgrâce, je suis jeté aux puces sur le marché de la porte de Vanves. Toute la semaine je reste enfermé dans un entrepôt, serré au milieu d’autres meubles, dans une odeur de moisi et de cire rance. J’attends avec impatiente le samedi, pour sortir à la lumière et respirer un l’air pur. Dans mon malheur, j’ai la chance de subir ce sort au printemps. Je profite du week-end pour m’étaler au soleil. Oh ! Je ne brille pas beaucoup, couvert de poussière et gagné par le vert de gris. Mes boules font grise mine, elles aussi. Je ne suis pourtant pas le plus à plaindre, j’ai toujours mon petit succès, au passage des mains caressent mes cuivres, s’attardent sur mes porcelaines.

» Eux, je les reconnais tout de suite, dès qu’ils s’engagent dans l’allée. Bras dessus, bras dessous, ils flânent, le regard filant sur les étalages. Ils ont blanchi, leurs traits se sont creusés, mais ce sont bien eux. A quelques pas de moi, Léonard s’arrête devant une caisse à outils, il se débat pour articuler le mécanisme grippé. Justine jette un regard circulaire sur les objets qui l’entourent. Elle sera bientôt sur moi, je tremble. Non elle, s’arrête sur une paire de chaises à la paille miteuse. Je lui crie « Allez viens ! Viens jusqu’à moi, je suis là », je la supplie de me regarder « Vois, comme je suis encore très beau ! », mais elle se retourne vers Léonard, qui vaincu par la rouille, abandonne l’idée de redonner jeunesse à cette caisse à outils.

» Non, ce n’est pas possible ! Ils vont passer sans me voir, comment les retenir ? Ils sont déjà passés. Alors concentrant toute mon énergie, j’envoie une décharge électrique dans la main qui me frôle en passant. La réaction ne se fait pas attendre, la main envoie violemment s’écraser au sol, un vase posé sur la console juste devant moi. Tout le monde se retourne pour voir l’accident. Tout le monde, sauf Léonard et Justine qui continuent tranquillement leur chemin, ils n’ont jamais aimé les attroupements.

» C’est complètement déprimé que je retourne à mon entrepôt le dimanche soir. Pourquoi objets, sommes-nous inanimés ? Comment sans l’usage du mouvement, peut-on exprimer le contenu de notre âme ?

- Si je comprends bien, reprend Irène, lorsque nous recevons une poignée de châtaignes inexpliquée, ce sont des objets qui veulent nous laisser une message ?

- Hé oui ! continue le lit. Malheureusement ce message n’est jamais entendu. Vos scientifiques, vous expliquent ce phénomène par l’électricité statique, probablement par crainte du danger de nous sentir vivants. Parfois nous nous révoltons, en nous échappant de vos mains, tandis que sans chercher plus loin, vous attribuez ce geste à votre fatigue. Mais je m’égare, revenons plutôt à mon histoire.

- Je t’écoute, dit Irène, se recalant sur ses oreillers, bien au chaud sous sa couette.

» - Combien pour ce lit ?.

» C’est une voix de femme qui pose cette question, moi je ne la vois pas, j’ai fermé les yeux pour mieux apprécier ses caresses. Il flotte autour d’elle une senteur d’ylang ylang et je n’entends pas la réponse. Mais la réaction me réveille,

» - Vous n’y pensez pas, c’est beaucoup trop cher !

» Sa main s’est crispée et je sens ses ongles acérés contre ma chaire métallique. Elle va s’en aller, j’ai beau me faire tout doux, elle m’a déjà lâché, le vendeur essaie de la retenir, elle est partie. Ah celui là, s’il était à ma portée !

» Maintenant c’est un couple qui s’intéresse à moi. Oh non pitié, pas eux ! Ils sentent la bière, le tabac et la charcuterie. Ils sont trop lourds, ils ne me méritent pas.

- Comme tu y vas s’indigne Irène, quel mépris !

- Mais je ne veux pas partir avec eux. Pourquoi seraient-ils seuls à détenir le pouvoir de choisir. J’ai mon mot à dire moi aussi. Vous, vous pensez détenir ce pouvoir sur nous, mais détrompe-toi, nous avons les moyens de vous faire renoncer. Ne t’arrive-t-il jamais d’être très attirée par une chose et de constater l’instant d’après que cet attrait a disparu ? Tu crois à ton libre arbitre, mais c’est l’objet qui t’a convaincu de renoncer à lui, c’est lui qui ne te veut pas.

Ebahie par cette révélation, Irène se tait.

» Le couple s’en va, tandis que rassuré, je m’étale au soleil printanier. « Bon allez d’accord ! Je vous le fais, à moitié prix, mais c’est bien parce que c’est vous. Parce que, belle comme vous êtes, il est fait pour vous. Tenez regardez, il vous attend. Moi, il faut que je m’en débarrasse avant l’été » Mais de qui parle-t-on là ? J’ouvre les yeux, une robe de soie rouge, un parfum d’ylang-ylang et cette main reconnue sur mes cuivres. Nous nous sommes choisis tous les deux.

» Carmen Lahorie, c’est son nom. Elle vient d’aménager rue Pernety. La chambre est grande, elle s’ouvre vers le sud sur un jardin. Par la fenêtre, j’assiste au spectacle du printemps et le soir dans l’intimité, je retrouve l’odeur d’ylang-ylang, la robe rouge posée sur mon pied de lit. Sur mes cuivres lustrés, dans la lumière tamisée, la soie rouge de la robe, les dentelles noires de ses sous vêtements et les bas résilles autour de mes porcelaines blanches, on dirait une lithographie de Toulouse Lautrec.

» Contre ma tête de lit, sur l’oreiller il y celle de Carmen. Ses grands yeux verts pleurent sur son passé, ses espoirs déçus, l’homme dont elle s’éloigne, les enfants qui volent maintenant de leurs propres ailes. Elle a quarante cinq ans, une autre vie commence.

» Carmen apprend à vivre seule, elle pleure de moins en moins souvent et bientôt elle ne pleure plus du tout. Le dimanche, avant de sortir, elle prend le temps de s’occuper d’elle et moi je m’installe pour le spectacle, dès que je la vois sortant nue de sa salle de bain.

» D’abord elle étale sur tout son corps sa crème parfumée, elle se masse lentement avec profondeur. Moi je l’accompagne du regard, lorsque posant un pied sur moi, elle part de la cheville et monte de chaque coté en mouvements circulaires le long du mollet, vers le genoux, la cuisse et tandis qu’une main s’immisce au creux de l’aine vers le ventre, l’autre s’en va dessiner la rondeur de sa fesse. Elle plonge à nouveau ses doigts dans le petit pot de crème avant de s’occuper de l’autre jambe. Puis elle masse ses bras, l’un après l’autre, ses épaules et son cou. En symétrie, ses deux mains glissent vers sa gorge, contourne ses seins en les soulevant, coulent vers son ventre, ses hanches, le bas de son dos. Je voudrais lui offrir mon aide un plus haut, vers les omoplates, vers ce point qu’elle ne peut atteindre seule. Posant ses fesses sur moi, elle pétrit ses pieds avec application, fermant les yeux, elle prend le temps de jouir de chaque sensation.

» Debout elle agrafe son porte-jarretelles. S’essayant sur moi à nouveau, elle pointe un pied vers le bas de nylon, qu’elle déroule lentement sur sa jambe et d’un mouvement fluide, elle ajuste le voile sur sa peau. Elle fixe à l’avant la jarretelle, la jambe en extension, le regard satisfait sur le galbe du pied. De la même manière, elle enfile l’autre bas, avant de se relever pour fixer les jarretelles sur le coté. Je me régale à la voir enfiler sa culotte, en équilibre sur un pied, puis sur l’autre. Elle est souple et son corps ondule en la faisant glisser de ses genoux, jusqu’à ses hanches. De profil dans le miroir, accentuant sa cambrure, elle prend le temps d’ajuster les élastiques autour de ses fesses. Elle a une façon si particulière d’accrocher son soutien-gorge devant, au niveau de sa taille, ensuite elle lui fait exécuter un demi-tour, avant de le remonter sur ses seins et d’enfiler les bretelles. Elle est maintenant face à sa glace. Elle passe par dessus sa tête, une combinaison de soie, qui coule sur son corps, faisant disparaître son nombril, comme la vague montante qui vient recouvrir les rochers.

» Maintenant elle s’assoit devant sa coiffeuse et saisissant sa brosse, avec énergie elle dompte sa crinière sauvage. Dans un autre petit pot, elle saisit une noix de crème, qu’elle étale sur son front, descendant de chaque coté vers ses tempes, du nez vers les joues et du menton vers les oreilles. Elle repasse lentement et les petites rides s’effacent. Elle saisit un crayon et d’un geste assuré, redessine le contour de ses yeux, en accentuant l’ovale. La bouche entre ouverte, elle repeint ses lèvres de rouge carmin et je vibre en les voyant sensuelles glisser l’une sur l’autre, afin d’unifier la couleur. La moue pulpeuse, elle s’observe, puis satisfaite du résultat, sa bouche s’étire dans un sourire éclairé par ses dents.

» Devant la fenêtre, elle chausse ses escarpins. Pliée en deux, les fesses vers le ciel, elle boucle les lanières autour de ses chevilles et je profite une dernière fois de ses dessous affolants avant qu’elle n’enfile sa robe. Sa robe de soie rouge, au décolleté généreux, à la taille ajustée, les godets de sa jupe flottant au dessus des genoux et laissant admirer le fuseau de ses longues jambes.

» Un nuage de parfum, à la senteur d’ylang-ylang, un chaîne en or et les boucles d’oreilles assorties, l’esquisse d’un pas de valse, afin de vérifier la fluidité de sa jupe, elle jette un châle sur ses épaules et saisissant son sac, s’en va après une dernière pirouette devant son miroir

» Carmen va danser et moi je reste là à l’attendre. Si elle ne rentre pas seule ce soir, je crois que je serai jaloux.

» Ce soir Carmen rentre tard mais seule. Il lui est arrivé quelque chose, je le sens tout de suite, dès qu’elle pénètre dans notre chambre.

- Notre chambre ! Là tu m’inquiètes. Ne serais tu pas en train de tomber amoureux ? demande Irène intriguée

Le lit feint de ne pas entendre cette question et continue son histoire.

» Elle s’allonge nue sur moi, roule sur mon matelas et s’étire langoureusement. Son corps dégage une telle sensualité ! Elle cherche en vain le sommeil, soupire et se colle contre moi. Je perçois la chaleur de son sexe, je me ressers contre elle et nous nous dansons ensemble au rythme de mes ressorts. Elle s’agrippe à mes barreaux, mord dans son oreiller, chavire sa couette. Soudain comme tétanisé son corps se raidit, tandis que le mien est en train de fondre et nous nous jouissons ensemble dans un vacarme insensé. Dehors un chien aboie, les voisins cognent à la cloison. Bientôt, le calme revenu, je la berce doucement pendant qu’elle s’endort au milieu du capharnaüm de notre chambre.

- Hé ben ! C’est de danser qui la met dans cet état ? demande Irène avec un brin d’ironie dans la voix.

» Trois jours plus tard il est là, continue le lit. Je les entends du salon. Ils parlent de leur vie, de leurs passions, de leurs enfants, évitent les sujets concernant leur passé affectif. Bientôt je ne les entends plus, mais je les vois arriver enlacés et je les reçois tous les deux, avec tout l’amour que j’ai pour elle.

» Vincent, fait l’amour avec précaution. Lorsqu’il regarde Carmen, c’est comme s’il découvrait le trésor des templiers, ou les manuscrits de la mer morte. Emerveillé, il explore les grottes de Qumrân. Avec une extrême délicatesse, il déploie les rouleaux d’Isaïe. Avec vénération, il boit à la source du Graal.

» Il y a aussi François, qui vient de plus en plus souvent. Quand François est là, le rire de Carmen résonne dans toute la maison. Pour elle, il invente des jeux insensés qui finissent en de folles étreintes.

- Mais à quoi jouent-ils ? demande Irène, curieuse.

- Au jeu de la statue, où l’un doit rester de marbre quoi qu’il puisse arriver. S’il bouge, il subit alors le supplice de la limace.

- De la limace ? demande Irène

- Oui, la limace qui progressant en lentes reptations, laisse derrière elle des secrétions colloïdales à haute viscosité, assurant une fonction lubrifiante et produisant un film très fin aux reflets irisés constituant une piste olfactive.

- Ah ! s’étonne Irène, par tout à fait certaine d’avoir tout compris.

» Mais sans attendre le lit continue. Il y a encore Paul. Paul le poète, qui devant Carmen émue, clame Shakespeare, déclame Brecht et proclame Lorca, cite Verlaine et récite Aragon.

« Un jour pourtant un jour viendra couleur d'orange

Un jour de palme un jour de feuillages au front

Un jour d'épaule nue où les gens s'aimeront

Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche »

» Mais Carmen n’est pas la femme d’un seul homme, alors il y a aussi les autres….

» Vers 1994 Carmen est de plus en plus fatiguée, tellement fatiguée qu’elle n’a plus la force d’aller danser avec Vincent. Les jeux de François ne la font plus rire et c’est en larmes qu’elle écoute Paul déclarer avec Aragon que « la femme est l’avenir de l’homme », car les médecins n’osent pas se prononcer sur son avenir à elle.

» Le traitement commence et j’assiste à la bataille. Entre le mal qui la ronge et les poisons chargés de tuer le mal, il y a le corps de Carmen qui résiste, se déchire, se débat et se décompose. Le matin au réveil, nous découvrons avec horreur ses cheveux répandus sur l’oreiller. Elle pleure en ramassant les débris, puis elle se précipite vers la salle de bain pour vomir. Parfois elle n’en a pas le temps et je reçois sur mes cuivres et mes porcelaines les souillures de sa déchéance. Dans les moments de répit l’espoir renaît et Carmen se redresse. Je retrouve alors notre rituel, lorsque revenant nue de la salle de bain, elle étale sur son corps amaigri sa crème parfumée. Sa robe de soie rouge flotte maintenant sur ses sous-vêtements de dentelles noires, mais je retrouve ma Carmen et son parfum à la senteur d’ylang-ylang.

Irène applaudit.

- Bravo ! Elle s’est bien battue, elle a été courageuse. C’est comme cela qu’on gagne.

- Mais, continue le lit, le mal résiste lui aussi et bientôt il est le plus fort.

- Alors, Carmen va …

Irène n’ose pas terminer sa phrase, tandis que le lit continue.

- Oui, Carmen va mourir, elle le sait et moi j’assiste à ses renoncements.

- Mais c’est injuste ! s’indigne Irène. C’est facile pour toi de parler de la mort, toi qui ne sais même pas ce que c’est que la vie. Mourir, mais c’est révoltant !

- Mourir, continue le lit, cela fait partie de la vie. Alors dès qu’il y a la vie, il a forcément la mort. On peut mourir en ce révoltant, Carmen meurt en renonçant consciemment à la vie, parce qu’elle a perdu les forces nécessaires à ses désirs.

» Elle s’éteint tranquillement tout contre moi, dans une tiédeur humide et dans une odeur aigre douce. Tandis que je sens contre moi le corps froid de Carmen, ils sont tous là pour une dernière fois autour d’elle : ses enfants, ses amis, Vincent, François, Paul et tous les autres. On l’a revêtue de sa robe de soie rouge et il flotte dans la chambre un parfum à la senteur d’ylang-ylang.

Le lit se tait, comme pour une minute de silence en mémoire de la défunte. Puis Irène demande :

- Comment fais-tu maintenant pour vivre, sans Carmen.

- Tiens ! Tu me prêtes vie maintenant ? Tout à l’heure tu prétendais que je ne savais pas ce que c’était. Bien qu’inanimés, nous sommes comme vous, des structures constituées de particules élémentaires. Nous naissons à la création de l’une et nous mourrons avec sa destruction. Tout comme vous, nos particules se dispersent pour aller se réunir ailleurs. Comme le disait Lavoisier « Rien ne se perd, rien se crée, tout se transforme ».

- Tu connais Lavoisier toi ?

- Et bien oui ! Il m’arrive de jeter un œil sur les livres qui traînent ouverts sur ma couette ou de lire par-dessus une épaule. N’oublie pas qu’à une époque, j’ai fréquenté des étudiantes. Mais revenons à Carmen. Après sa mort, qui crois-tu, va hériter de moi ?

- Je ne sais pas, répond Irène, un de ses enfants je suppose.

- Eh bien non ! C’est Paul, le poète qui me récupère dans son théâtre et je deviens acteur.

- Acteur, toi ! comment ça ? demande Irène.

- Eh bien tout simplement, je joue le rôle d’un lit dans la pièce qu’il monte au petit théâtre de Montparnasse.

- Oh raconte moi ça ! lance Irène toute excitée. Est-ce que tu joues avec des acteurs célèbres ? Moi j’adore les histoires de stars !

- Installe-toi et je vais te raconter des histoires qui se vendraient à prix d’or dans les people magazines.

Irène se recale entre ses oreillers, tandis que le lit reprend la sienne.

En 97 tu t’en souviens peut-être, Gérard Lardieu et Catherine Villeneuve jouent « les amants de la ligne six ». Moi, je trône au milieu de la scène pendant tout le dernier acte. Je suis magistral dans la scène où le mari trompé, joué par Michel Tifoli, s’apprête à décharger son révolver sur les amants endormis. C’est moi qui retiens le geste, c’est moi qui sauve les amants, lorsque le mari se prend les pieds dans le tapis et que déséquilibré il se raccroche à mes barreaux lâchant son arme qui va se perdre sous les rideaux.

Indifférente à l’intrigue, Irène s’interroge.

- Et alors, à la ville, ils sont vraiment amants ?

- Qui ?

- Mais Gérard Lardieu et Catherine Villeneuve, s’impatiente Irène.

- Eux je ne sais pas, mais Lulu et Lola, l’éclairagiste et l’habilleuse, là c’est sûr et je suis bien placé pour le savoir.

- Bien placé, qu’est-ce que tu veux dire ?

- Et bien chaque soir, après la représentation, quand tout le monde est parti, eux viennent se réfugier derrière le rideau et je les accueille sur mon matelas. Tu la verrais la petite habilleuse ! Le temps de le dire, elle a déjà déshabillé Lulu.

- Et, poursuit Irène, il n’en faut pas plus à l’éclairagiste pour allumer Lola.

- Comment tu le sais ?

- Devine ?

Un soir après la fermeture du café du théâtre, le machiniste ayant oublié son pull en coulisse, revient le chercher. Il arrive juste au moment ou nos deux tourtereaux sont en train de fusionner dans l’extase. Il s’esquive sans bruit, mais le lendemain ils sont tous là, discrètement installés dans le noir au premier rang : le régisseur, les machinistes, les accessoiristes, les maquilleuses, les ouvreuses, le décorateur, le souffleur… Quand le rideau se lève, le petit éclairagiste est ligoté nu à mes barreaux, tandis que la petite habilleuse toute déshabillée, est empalée à califourchon sur lui. Soudain la scène s’éclaire et les spectateurs applaudissent. Eblouis par la lumière, nos deux tourtereaux s’arrêtent un instant et réalisent ce qui se passe autour d’eux. Puis sans se consulter, mais d’un commun accord, l’instant d’après il retournent à ce qu’ils avaient commencé. Les spectateurs surpris se taisent. Puis, portés par la présence du public, les deux acteurs se dépassent. Lola part au grand galop, tandis que son cheval se cambre pour l’envoyer plus haut. La course s’accélère, la fièvre monte, j’improvise un air sur mes ressorts, le public retient son souffle. Lulu a rompu ses liens, il tient maintenant Lola par la taille. Le mouvement se ralentit un instant, il la retourne et ils repartent dans l’autre sens. Plus vite, encore plus vite, le public est en halène, moi je joue crescendo. Ils courent et ils galopent. Soudain c’est l’explosion et ils s’écroulent ensemble sous un tonnerre d’applaudissements. Ils sont maintenant debout, essoufflés, ruisselants et saluant la salle qui s’est levée pour leur faire une ovation.

Irène applaudit elle aussi.

- Bravo mon cher lit tu as été grandiose !

- Oh moi je n’y suis pour rien, ou si peu, mais je te remercie de m’écouter si bien. C’est rare de trouver une telle écoute chez les humains.

- Ce qui est encore plus rare, réplique Irène, c’est d’entendre un objet parler.

- Tu te trompes Irène, nous ne cessons de vous parler, mais vous n’écoutez pas. Quand il vous arrive de nous entendre, vous courrez vite consulter votre psychiatre, qui vous bourre de neuroleptiques pour faire cesser ces bruits incongrus que vous appelez hallucinations.

Irène s’inquiète

- Et si j’étais malade ?

- Mais non je t’assure, tu vas très bien

- Alors continue, je t’écoute.

Je joue dans plusieurs pièces, puis je suis engagé au cinéma. Là je tourne dans « La maison de la côte », « Un ombre au fond de la chambre » et « La carte du tendre ». Mais à tout prendre, je préfère le théâtre. Au théâtre, on revit l’histoire chaque soir. Au cinéma on se la joue par petits bouts, dans le désordre et entre chaque séquence on se perd à attendre. Tout est superficiel et décousu. Non vraiment cela n’a rien à voir avec le plaisir de s’exposer sur une scène. Au théâtre il y a l’émotion, le trac, les frémissements du public et les applaudissements. Ah les applaudissements, quand la salle est debout rien que pour moi !

- Là je crois que tu exagères un peu. Quel cabotin tu fais ! dit Irène en le raillant.

Mais là, c’est le lit qui n’entend pas.

Ensuite, je fais quelques films classés X : « Cuirs ou dentelles », « Dès que le printemps revient », « Mais où est donc passé le gode de madame Miché ? », « Un doigt peut en cacher un autre ». C’est dans « Fureur et décadence » que je retrouve le fauteuil d’Emmanuelle. Tu t’en souviens d’Emmanuelle Grangier ?

- Ah oui je m’en souviens ! la bourgeoise mesquine et repue, le fauteuil en osier et son dossier en forme de soleil.

- Le pauvre fauteuil, il ne résiste pas longtemps, il rend l’âme avant la fin du film. Moi aussi je suis très fatigué, mais qu’est-ce que c’est bon.

Choquée, Irène s’indigne.

- Qu’est-ce que tu dis ? Bon, les films pornos !

- Oh oui, confirme le lit, j’ai des rôles merveilleux.

- Mais c’est vulgaire, s’indigne Irène, ça n’a aucun sens.

- La caméra plonge sur moi, me balaie en panoramique, me zoome en travelling, me raccorde en fondu enchaîné, me cadre en champ contre champ tandis que je m’étale en arrière plan, brillant de tous mes cuivres. J’offre mes barreaux, j’exhibe mes boules, j’excite mes ressorts et je me vautre dans le plaisir.

Irène est horrifiée.

- Mais tais toi, tu me fais honte ! Et puis arrête ces boniments ! Comment sans les organes des sens pourrais-tu connaître le plaisir ?

- Je n’ai ni bouche, ni oreilles, cependant je te parle et j’entends tes questions.

Interloquée, Irène est se tait et le lit reprend.

Toute cette série de film X a été tournée dans un manoir perdu, quelque part dans l’Essonne. Quand on n’a plus eu besoin de moi, j’ai été jeté au fond du parc. C’est là que je suis ramassé par des mains inconnues. « Regarde la Marie, je t’ai trouvé un perchoir pour ton poulailler ». Le soir même j’ai les pieds dans les fientes et une douzaine d’ergots cramponnés sur mes barres. Je découvre la vie de basse cour.

- En fin de compte, tu ne change pas de niveau, lance Irène en ricanant.

Ignorant la remarque, le lit continue.

Cinq poules pour un coq, un gaulois à la queue flamboyante, à la poitrine fauve et à la crête drue. Près de lui il y a la blanche gâtinaise, une excellente pondeuse, un œuf par jour à la belle saison. Il y a aussi la noire du Berry avec sa crête plus rouge qu’une muleta, tellement rouge que le coq se prend pour un taureau, quand il fonce vers elle pour lui grimper dessus. Sans lui demander la permission, il la saisit au vol, lui coince la nuque avec son bec, lui aplatit le bassin au sol et lui enfonce son zigouigoui dans son cul de la poule, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Puis élégant et fier de son exploit, il lance des cocoricos à vous crever les tympans. Plus loin, la marans noire cuivrée, une belle poitevine et la Gournais une solide normande, gloussent ensemble dans le dos du bellâtre, tout occupé qu’il est, à vocaliser vers le ciel, perché maintenant sur le tas de fumier.

Moi celle que je préfère c’est la petite rousse avec ses ailes dorées, une limousine élégante et vive à la crête dressée. Avec son caractère bien trempé, le gaulois doit donner dans le « s’il vous plait » pour obtenir ses faveurs. Et la poulette, ça lui plait, alors il peut y aller, mais attention ! avec retenue, en douceur et volupté.

Le lapin devrait bien en prendre des leçons. Quand je le vois sauter sur sa femelle et lui faire son affaire en deux temps trois mouvements, je me dis que le règne animal est constitué de sots, qui ne savent pas profiter des largesses offertes par la nature.

- Je sens le regret dans ta voix , relève Irène.

- En effet, pauvres objets inanimés, nous ne connaissons pas le bonheur de l’accouplement. Nous sommes limités à n’être qu’objet de vos désirs et de vos plaisirs. Si nous avons de la chance nous pouvons être objet de curiosité ou de collection, objet d’art ou de décoration, objet de réflexion, de recherche et de critique. Mais le plus souvent nous ne sommes qu’objet de consommation, voire de convoitise, de délit, de pouvoir et de ressentiment. Cependant que l’on soit l’un ou l’autre, nous ne sommes jamais que de pauvres choses. Vos choses, celles dont vous disposez. Ces choses que vous manipulez, que vous articulez avant de les démantibuler à votre guise.

- Comme tu me sembles soudain amère, constate Irène. Mais dis moi plutôt comment tu es sorti de ton poulailler. Car il a bien fallu que tu en sortes pour arriver ici, en passant par le vide grenier de la rue Didot.

Cependant le lit se tait, perdu dans des pensées trop absconses pour Irène. Le laissant à ses réflexions, elle imagine une princesse blonde, chevauchant en amazone sur un blanc destrier. S’approchant de la ferme et passant devant la basse-cour, elle remarque ce drôle de perchoir couvert d’immondices. Percevant des richesses sous la robe infamante, elle libère le lit de sa geôle sous les yeux ébahis de la volaille obligée d’aller se percher ailleurs. Satisfaite de cette bonne action, Irène s’endort et lorsqu’elle se réveille, elle se souvient d’un rêve. Un rêve un peu flou ou il est question d’un lit.


Epilogue

Et toi, terminant cette lecture, je t’entends ajouter « Un rêve un peu fou où le lit se prend pour un être vivant ». Car bien sûr, toi non plus, tu ne peux pas y croire. Et là, maintenant tu te demandes d’où vient cette voix qui semble te parler. Pourtant il n’y a personne autour de toi et la radio est éteinte.

C’est moi qui te parle et si tu me prêtes attention, tu vas sentir mes caresses. Là, tu me sens n’est-ce pas ? Non ?

Mais si ! Ecoute bien ! C’est si bon de te sentir assis sur moi. Laisse-toi aller ! N’aies pas peur ! Je sens ta chaleur, tout contre moi, oui ! Oh oui bouge encore ! Oui comme ça ! Humm encore ! Humm c’est bon !

Maintenant tu me sens n’est-ce pas ?