08/11/2008

Du coté de la tanguera


Etre là et juste là, présente et toute entière portée vers l’instant, vers le moment ou tout commence. Car c’est là que l’histoire commence, une histoire à deux qui va durer le temps d’un tango.

Nous ferons connaissance sur une salida croisée. Je me rappellerai qu’il faut écouter la musique et s’abandonner dans les bras du cavalier, mais s’abandonner avec retenue, juste le haut du corps en appui sur lui.

Il m’invitera pour un ocho avant, peut être un second et en sept, huit, refermera le pas. Je penserai à accueillir le mouvement, y opposer une légère résistance pour mieux sentir le geste, le regard toujours fixé sur lui, juste au dessous du sien.

Il enchaînera sur un ocho arrière. Je garderai nos lignes d’épaules en parallèle, la jambe arrière toujours tendue.

Pour reprendre de l’air nous marcherons quelques pas. Ne pas oublier de reculer, d’abord le pied ensuite le corps, le mouvement part de la hanche, la semelle glisse sans décoller du sol.

Sur un tour à droite nous commencerons à vraiment nous comprendre. Ramener les chevilles l’une contre l’autre après chaque pas, les genoux bien serrés.

Il me maintiendra à distance après un tour à gauche qu’il bloquera retenant mon pied entre les siens dans un sanguchito. Surtout garder le centre de gravité toujours entre les deux pieds, les épaules relâchées.

Alors, lentement, ramenant ma jambe contre la sienne sur un bandonéon langoureux, j’oserai rencontrer son regard. C’est à ce moment qu’il m’attirera contre sa poitrine et l’instant d’après sur un mouvement inverse sec et rapide, j’exécuterai un gancho comme une ruade de plaisir. Attention ! S’abandonner, mais rester concentrée.

Ma main glissera vers sa nuque pour un abrazo front contre front. Et là, scellés l’un contre l’autre nous accélérons au rythme de la musique. S’abandonner, mais avec retenue.

Portés par notre élan nous enchaînerons les figures, en oubliant leur noms, sans penser aux consignes. Mon bras glissera sur son épaule et sa main sur mon dos afin de libérer ou resserrer l’étreinte de nos bustes, tantôt face à face, tantôt l’un contre l’autre et tout à coup émus d’une telle proximité. J’aurai les yeux ouverts pour sentir sa puissance et je les fermerai pour mieux le voir de près. Dans un jeu de fioritures et de séduction, nos jambes se frôleront, nos pieds s’éviteront.

Je m’écarterai, il me rejoindra. Il s’éloignera, je me rapprocherai. Je le repousserai, il m’attirera. Il mettra la distance, je le retrouverai.

De boléo en pasada, de calesita en sacada, en mordida, colgada et barrida nous oserons être, lui l’homme et moi la femme. Sensuellement homme et femme, portés par la musique.

Femme et homme sans idée de machisme. Je vais où il me conduit, il me conduit où je peux aller. J’écoute où il propose de m’emmener, il m’amène là où je veux être.

Une marche subtile, une écoute mutuelle, oser prendre des risques. Une émotion, un peu plus, le désir, le plaisir.

Quand le rythme de la musique annoncera la fin de la danse, dans un ultime geste nous serons là et juste là, présents, portés vers l’instant, vers le moment où le mouvement se tait. Car le tango est un dialogue sans paroles où pourtant tout se dit.

Dameleine, le 20 novembre 2007

Perturbations sur la ligne 6


 Ce soir Amélie s’impatiente, à la station Saint Jacques le métro n’arrive pas et le quai se remplit. Un haut parleur annonce d’une voix froide un trafic perturbé en direction de Charles de Gaulle Etoile.

 Lorsqu’il est enfin là, les voyageurs qui en descendent tentent de se frayer un passage à travers ceux qui poussent dans l’autre sens. Pressée de toutes parts, sans opposer de résistance, Amélie en apnée, se laisse porter par le courant pour se retrouver la poitrine plaquée contre de buste d’un homme qui la dépasse d’une tête. En déséquilibre sur un pied, le nez contre la cravate de l’inconnu, cette proximité la met en gêne. Comme prise dans un piège, elle cherche un échappatoire, au minimum une position plus convenable, une barre à laquelle s’accrocher, mais lorsque le métro démarre, n’ayant rien trouvé, c’est tout contre lui qu’elle se rétablit. L’instant suivant, reprenant sa respiration, une agréable sensation l’envahit.

 Apaisée, Amélie retrouve son souffle. Le buste de l‘homme se gonfle au rythme de sa respiration pour venir se poser tout contre ses seins. Elle est bloquée, elle ne peut plus bouger, elle ne bouge plus. Elle se cale sur le rythme de l’homme. Elle capte son odeur et se laisse enivrer par ce parfum qui lui rappelle, qui lui rappelle… Trop troublée, elle ne cherche plus.

 Station Denfert les portes s’ouvrent, Amélie perçoit les mouvements autour d’eux. Ne pas bouger, résister. Ils sont bousculés, la vague les rapproche encore. Leurs jambes se frôlent. Elle ferme les yeux, elle se retient. Elle n’entend pas le haut parleur qui annonce d’une voix froide un trafic perturbé en direction de Charles de Gaulle Etoile. Une chaleur monte en elle, en douceur. Et ce parfum, une odeur de cèdre. Oui, c’est cela, le cèdre dans le parc Montsouris au printemps. Retenir l’instant, ne rien précipiter. Il se rapproche, ne pas reculer, offrir sa résistance. Elle frisonne, un souffle de respiration lui caresse les cheveux. Ne pas lever les yeux, ne plus bouger. Juste être là, juste être elle.

 A la station Raspail, ils ont encore résisté au mouvement de la foule. Leurs jambes se sont croisées, leurs sexes sont émus, un frisson parcourt leur peau. La foule qui se tasse autour d’eux protége leur intimité. Dehors un haut parleur annonce d’une voix froide un trafic perturbé en direction de Charles de Gaulle Etoile. Leurs mains se cherchent et se trouvent, leurs sexes qui se frôlaient se sont trouvés aussi. Elle sent contre le sien la puissance érigée de celui de l’homme. Il est si proche, qu’elle a la sensation de le contenir enserré. Elle voudrait bouger. Elle se serre contre lui, il se resserre contre elle.

 A la station Edgar Quinet ils sont si près que rien ne peut plus les séparer. Le plaisir les entraîne dans une danse silencieuse, un mouvement de balancier, ils sont ce balancier, ils vont et viennent imperceptiblement. Chaque fois un peu plus haut chaque fois un peu plus fort. Elle étouffe un soupir dans le cou de l’homme. Il est tout entier tendu vers elle. Ils se reçoivent avec toute la force de leur désir et l’instant d’après ils se relâchent émus de ce voyage. Ils n’ont pas entendu le haut parleur annoncer d’une voix froide un trafic perturbé en direction de Charles de Gaulle Etoile.

 A Montparnasse tout se déchire, c’est une lame de fond qui les sépare. Tout à leur émotion, ils se sont laissés surprendre sans opposer de résistance. Emportée dans le courant, Amélie le voit s’éloigner. Leurs regards se croisent pour la première fois en entendant le haut parleur annoncer d’une voix froide un trafic perturbé en direction de Charles de Gaulle Etoile.

 Dameleine, juillet 2007