13/11/2008

Ne m’appelez jamais Martine


Le jour où j’ai rencontré Jacques, je l’ai vu courir vers moi tout souriant et m’embrasser chaleureusement en m’appelant Martine. J’étais tellement émue et il était tellement heureux de me revoir, que je n’ai pas osé lui dire que j’étais Agnès.

Quand son copain Charles lui avait donné mon téléphone, il avait voulu tout de suite me retrouver. Et maintenant nous étions là, ensemble, après tout ce temps.

C’était bien loin, mai 68, la Sorbonne et sous les pavés la plage. Je l’ai écouté égrener ses souvenirs, qu’il faisait notre, où nous allions tous les deux sur les barricades fermer les rues pour ouvrir la voie. En A.G. dans l’amphi bondé nous décrétions l’état de bonheur permanent et proclamions l’imagination au pouvoir. Heureusement qu’il était bavard, je pouvais me contenter de l’écouter se rappeler les différents groupes, PCMLF, PSU, gauche prolétarienne, front rouge, mes joues aussi. Lui, il était plutôt marxiste tendance Groucho. Il y avait ceux qui prétendaient que l’aboutissement de toute pensée, c’était le pavé dans la gueule des CRS, ceux qui préconisaient de déboutonner votre cerveau aussi souvent que votre braguette et nous qui prônions de s’aimer les uns sur les autres.

Jacques retrouvait ses vingt ans en se rappelant que les utopies d’aujourd’hui seraient les réalités de demain. Ils pouvaient couper les fleurs, ils n’empêcheraient pas la venue du printemps. Moi, à cette époque j’étais encore pensionnaire au collège privé chez les sœurs de Charité, bien loin de penser que la liberté d’autrui étendait la mienne à l’infini.

Mais pour le plaisir de rester dans les bras de Jacques, je voulais bien être Martine, car cette journée que nous avons passée ensemble, c’était un bonheur de tous les instants. Au moment où il a rechanté, à mon oreille, l’Internationale sur la tombe du soldat inconnu, j’ai senti gronder la révolte prolétarienne et mon poing se dresser. J’allais hurler qu’il est interdit d’interdire, quand Jacques m’a fermé la bouche avec la sienne.

Lorsque le soir est arrivé, j’étais complètement dans la peau de Martine, j’avais les souvenirs de Martine, la vie de Martine. Et quand au milieu du dîner le téléphone de Jacques a sonné, j’étais en train de lui rappeler nos vacances l’été suivant, dans une communauté des Cévennes.

J’ai tout de suite remarqué sa surprise « Martine ? Je crois que vous faites erreur, Martine elle est devant moi, nous avons passé toute la journée ensemble, une journée merv… » Silence… Aie, aie, aie ! Vite, prenons nos désirs pour la réalité.

J’ai perçu les explications de l’autre côté. Oh la la ! Qu’est-ce que je fais ? Soyons réaliste demandons l’impossible.

J’ai senti que j’allais me perdre et lui avec. Céder un peu, c’est capituler beaucoup.

Après avoir raccroché, Jacques l’air grave, a cherché un instant dans son sac, en a ressorti son étui à lunettes. Le vent se lève, il faut tenter de vivre.

En silence il les a retirées de l’étui, les a dépliées fébrilement, les a chaussées et m’a regardée surpris. Plus inconnue que le soldat inconnu, il y a sa femme.

Le soir même je retrouvais mes souvenirs du pensionnat chez les sœurs de la charité, auxquels je pouvais ajouter quelques slogans soixante-huitards.

Vivre au présent

La poésie est dans la rue

Le bonheur est une idée neuve.

Le pouvoir sur ta vie, tu le tiens de toi-même

Dans les chemins que nul n'avait foulés, risque tes pas !

Dans les pensées que nul n'avait pensées, risque ta tête !

La perspective de jouir demain ne te consolera jamais de l’ennui d’aujourd’hui

La révolution cesse dès l’instant qu’il faut se sacrifier pour elle.

La forêt précède l’homme, le désert le suit.

Consommez plus, vous vivrez moins

Ne m’appelez jamais Martine