12/10/2010

Chez Jef


Quand je suis arrivée à Villeneuve pour le stage de chant, JP m’a dit « Jef n’est pas là, mais tu peux dormir chez lui ! ». « Va pour chez Jef ! » que j’ai répondu.

Chez Jef, ça pourrait être une maison carrée, avec une entrée sur un large couloir, à droite un grand séjour-cuisine, au fond un salon donnant sur un jardin composé d’une terrasse en béton et de deux parterres symétriques, séparés par une allé de béton elle aussi.

Chez Jef c’est ça ! Une maison tapissée de vert et jaune, avec le carrelage assorti et l’escalier de chêne, menant à la chambre. Une maison avec de larges portes et des placards dans les murs , une maison pratique et rationnelle, sauf que…

Sauf que le couloir est encombré de cartons et de vélos qui bloquent l’accès au salon. Sauf que dans le jardin, les herbes poussent en liberté. Sauf qu’au milieu du séjour il y a un piano avec autour : un tapis de partoches (Chopin, Bach et les autres) ; des tours de Pise de disques (des vrais et des copies) et des bouquins de la catégorie « Tout pour la musique ».

Dans le salon il y a le coin « tout pour la photo », des magasines, des appareils avec des objectifs de toutes tailles et d’autres trucs dont j’ignore la fonction, ainsi que deux bougies avec l’étoile de David.

Sur le mur d’en face il y a la bibliothèque de Jef. Jef il est comme moi, il doit pas lire beaucoup, ou alors, tous les livres qu’il aime, il les donne pour que les autres en profitent aussi. Ou peut-être qu’il est inscrit à la bibliothèque municipale, mais là franchement j’en suis pas certaine. Non Jef, je pense qu’il a pas trop le temps de lire des romans, tellement il a d’autres trucs à faire. Alors forcément, quand il lit, il perd pas son temps, il lit que des bons. Je le sais parce que j’ai lu les mêmes : Fred Varga, Anna Galvalda, Pierre Desproges, Robert Merle, un André Brink qui date de l’apartheid. Sènéque et Aristote, ça j’ai pas lu ! la source du Taiji Quan non plus ! et XY de l’identité masculine, ça j’ai essayé ! Un boite de millepertuis bio, que c’est bon pour le moral, ah bon ! Jef, il lit aussi le courrier international, parce qu’il se tient informé et parce qu’il a pas le temps de lire libé tous les jours

Dans la salle de bain de Jef, il y a de l’eau de Cologne fraîcheur ambrée et une crème réparatrice à l’aloé vera, mais dans sa chambre je ne sais pas, j’ai pas osé entrer.

Alors j’ai dormi dans le salon, sur le canapé et j’ai vraiment très bien dormi, parce que j’ai rêvé que le matin, Jef, il était là. Il m’avait préparé le petit dèj, avec du café, des tartines grillées et un grand sourire qui lui traversait le visage. Un sourire rien que pour moi, comme les tartines et le café. Quand le téléphone a sonné, il était en train de se pencher pour m’embrasser. Oui parce que Jef il est plutôt grand et moi plutôt petite. Quand le téléphone a sonné je me suis réveillée et y avait plus de Jef, plus de tartines, ni de café, mais un répondeur téléphonique qui s’est mis en route au bout de cinq sonneries. Moi, je savais pas que les répondeurs enregistreurs ça existaient encore, alors forcément j’ai été un peu gênée d’entendre le message. J’ai pas écouté, mais j’ai tout entendu. J’ai entendu sa maman qui venait aux nouvelles de son fils. Et cette maman là, quand elle disait « mon fils » tu sentais dans ce « mon fils » tout l’amour d’une mère juive. Ma mère qui n’est pas juive, quand elle appelle mon frère, elle l’appelle Christophe et quand elle lui parle, elle dit Christophe, elle dit pas « mon fils », même si elle l’aime bien quand même, mais ça fait moins émouvant.

Ensuite, je me suis fait un café et des tartines grillées ; après m’être brossé les dents, je me suis mis une touche d’eau de Cologne fraîcheur ambrée derrière les oreilles et je suis partie. Mais depuis, j’arrête pas de penser à Jef, au délicieux désordre avec le piano au milieu, aux herbes folles entourées de béton, à la voix de sa maman quand elle disait « mon fils », au grand sourire qui traverse le visage de Jef au moment de m’embrasser. Mais ça s’arrête toujours là, j’arrive même pas à imaginer la suite. Je me suis acheté un flacon d’eau de Cologne fraîcheur ambrée et une boite de millepertuis bio, rien à faire ! Alors pour l’oublier, j’ai réessayé XY de l’identité masculine, mais j’ai pas réussi à me concentrer, y a toujours le sourire de Jef qui revient se mettre en travers pour me barrer la route. J’aurais pu essayer de le rencontrer en vrai, mais c’est même pas la peine, c’est sûr que sa mère, elle voudra jamais d’une goye auprès de « Son fils ».

J’ai besoin d’un peu d’aloé vera pour me réparer.