14/06/2010

Le laveur de vitres


Quand Abdelatif Benali sonne à la porte de Katia Bronskaïa comtesse de la Ferrière, il est inquiet. Cela fait maintenant vingt ans qu’il vit en France, où il exerce son métier de laveur de vitres sur toutes sortes de bâtiments : de la tour au simple pavillon et de l’usine au grand magasin. Cela fait vingt ans qu’il manie l’éponge sur des surfaces vitrées de toutes dimensions, vingt ans qu’il dirige ses raclettes, suspendu par un harnais au bout d’une corde ou accroché dans une nacelle. Cela fait vingt ans qu’il négocie avec des commerçants, des banquiers, des industriels et des politiciens de toutes sensibilités. C’est vous dire s’il connaît son métier ! Mais c’est la première fois qu’il se présente chez des aristocrates et les us et coutumes de ce monde là, sont un mystère pour lui. S’il avait eu le temps il se serait informé, comme il le fait toujours, car Abdelatif ne laisse rien au hasard. C’est d’ailleurs grâce à cette rigueur et à la qualité de son travail, que l’entreprise Benali de la rue Didot prospère depuis vingt ans.

Maintenant, devant la porte de Katia Bronskaïa, Abdelatif Benali repense à cet appel téléphonique, qui l’a amené à bouleverser son planning. La comtesse de la Ferrière donne une soirée pour fêter l’arrivée du printemps et toutes les surfaces vitrées de la maison doivent être impeccablement nettes, afin de laisser passer la lumière du renouveau. Il a déjà suffisamment de travail comme ça et il aurait refusé s’il n’y avait eu cette voix ! Une voix, tantôt profonde et grave pour exprimer l’urgence, tantôt fraîche et légère pour l’inviter à accepter. Une voix douce et suave, une voix envoûtante, qui a touché en plein cœur, le laveur de carreaux. Et le voilà à présent, avec son matériel autour de lui, pressant sur la sonnette, devant la porte de l’hôtel particulier. Quelques instants plus tard, une soubrette l’introduit dans le vestibule. Quelques instants encore et la comtesse apparaît vaporeuse, au sommet de l’escalier, dans la mousseline blanche de son déshabillé.

Il la regarde descendre et son cœur bat à tout rompre. Vite ! trouver ce qu’il faut dire et faire dans une telle situation ! Quelques marches les séparent encore, mais déjà Katia Bronskaïa tend vers Abdelatif sa longue main fine. Une image lui vient, échappée d’un quelconque film et il s’en empare, comme il le ferait d’une bouée de sauvetage. Ainsi, lorsque la souriante comtesse de la Ferrière le rejoint sur le plancher, c’est un genou à terre qu’il reçoit la main offerte et avec la plus grande délicatesse, il la porte à ses lèvres pour y déposer un baiser sonore autant que généreux.
- Madame, ji mi tiens à voutri disposition pour le nittoyage di tous vos carreaux ! lui déclare-t-il avec un léger reste d’accent de son pays natal, dis-moi ci que ji dois faire et ji ti li fais tout di suite !

Katia Bronskaïa ne bouge pas, sa petite main fragile contenue dans une poigne virile. Elle vit pleinement le contact des lèvres humides écrasées sur sa peau et le souffle chaud remontant le long de son poignet vers son bras. Elle est là debout, la tête légèrement en arrière, la bouche entr’ouverte, les yeux fermés. Une onde de frissons parcourt son corps tout entier. Elle resserre son sexe sur son désir. Elle vibre, elle va crier, elle se retient. Un « oh !» à peine perceptible, s’échappe de ses lèvres, que le laveur de carreaux n’entend pas, tout occupé qu’il est, à admirer une si jolie main. Une main blanche et parfumée, une main lisse et douce, c’est donc cela une main aristocratique !

Lorsque Katia Bronshaïa la récupère lentement, Abdelatif Benali est rassuré, il sait qu’il a eu la bonne intuition.