Ils l’avaient tellement attendue, qu’à sa naissance, ses parents l’avaient appelée Espérance. Ensuite et parce qu’elle serait leur seul enfant, ils avaient placé sur en elle tous leurs espoirs. Cependant il faut bien le reconnaître, ils étaient allés de déception en déception : d’abord, elle les avait réveillés toutes les nuits pendant trois ans ; ensuite, ce n’est que vers cinq ans qu’elle se décida enfin à devenir propre, mais elle continua encore à brailler dès qu’on lui retirait sa tétine. En primaire, elle avait redoublé le CP et le CM1 et au collège la sixième et la quatrième, de sorte que, quand l’heure du lycée avait sonné pour elle, elle avait déjà dix neuf ans. Sa scolarité s’arrêta là et elle se mit à chercher un travail ; mais aussi peu dégourdie et sans aucune qualification, les recherches restèrent vaines. Elle épousa alors un vague cousin du coté de son père, un vieux garçon maniaque, dont la mère voulait se débarrasser, car il commençait à devenir encombrant. On ne peut pas dire que la fête du mariage fut des plus joyeuses : c’était une union quelque peu arrangée où de chaque coté, les parents se déchargeaient d’une progéniture peu enviable, afin de mieux profiter du reste de leur vie. Cependant le répit ne fut que de courte durée, car dès que son mari commença à la battre, Espérance revint frapper à la porte de ses parents, qui ne purent faire autrement que de la recueillir. Finalement, Espérance aurait tout aussi bien pu s’appeler Calamité !
C’est au cours du bal de la rue Didot, la fête du quartier, qu’Espérance rencontra Fortuné. Comme son prénom ne l’indique pas, il était né dans une famille des plus pauvres parmi les plus pauvres et ses parents l’avaient fait baptiser Fortuné en comptant bien que ce prénom allait l’extraire de la fatalité qui l’avait fait naître ici. Il faut croire que le Seigneur n’avait pas saisi la subtilité, car le destin de Fortuné n’avait pas grand-chose à envier à celui d’Espérance. Mais par égard pour lui et comme le disait si bien sa mère « Chacun ses misères, à quoi bon les étaler davantage » ; ce à quoi sa voisine qui était d’opinion différente répondait « Moi ça me fait du bien d’entendre qu’il y a plus malheureux que moi ». Ainsi, comme la voisine, nous aurions pu nous étendre sur les maladies et les épreuves qui s’étaient abattues sur ce pauvre Fortuné, mais le temps imparti étant limité, nous nous en teindrons là.
Au bal de la rue Didot, Espérance et Fortuné, qui ne savaient danser ni l’un ni l’autre, restèrent assis sur un banc, se tenant par la main à regarder danser les autres, un sourire de béatitude éclairant leur visage d’un air imbécile et heureux ; mais d’ailleurs qui a vu qu’être amoureux donnait l’air intelligent ? A partir de ce jour, leur vie se mit à changer : en plus d’être heureux, ils se découvrirent des compétences dans le petit commerce et maintenant ils exploitent ensemble un magasin d’épicerie fine et produits frais sur la rue qui a vu naître leurs amours.
Un matin que sirotant mon café, accoudée au bar de l’Imprévu, tandis que Monsieur Nivert professeur à la retraite, dégustait son petit blanc tout en remplissait une grille diabolique de sudoku à sa table habituelle, je les vis passer dans la rue, main dans la main, se rendant à leur boutique. Ce jour là je m’étonnais tout haut de la métamorphose qui avait touché ce couple. C’est là que Monsieur Nivert me répondit en reprenant son rôle de professeur de mathématiques « n’oubliez pas mademoiselle, que moins par moins égale plus ! »