28/11/2008

Heurs et malheurs de Sophie


Lorsque Sophie connut ses premières émotions au contact des garçons, elle déclara haut et fort, qu’elle ne s’intéresserait qu’à celui qui serait à la fois, riche, beau, intelligent et cultivé.


A l’université elle rencontra François Eugène. Il ressemblait à James Dean. Un soir après la fête, il l’invita à partager son champagne et son grand lit, dans un superbe appartement au sommet de la montagne Sainte Geneviève, tandis que ses amies étaient invitées dans des petites chambres de citée U, approvisionnées en canettes de bières. Elle fit la découverte que le désir était plus fort et le plaisir plus intense au milieu du confort. Poser ses lèvres sur du cristal, ses pieds sur un tapis d’alpaga et ses fesses sur le marbre blanc de la vasque ; frétiller dans des draps de soie, se lover dans une couverture en cachemire, se câliner dans un bain à bulles aux senteurs de lotus ; faire l’amour sur des peaux de vison, devant une cheminée où crépite un feu de bois ; quitter une chambre en désordre et la retrouver rangée à son retour. C’est ainsi que Sophie s’installa chez François Eugène et le présenta avec fierté à ses amies. Main dans la main, ils fréquentèrent les théâtres et les cinémas du quartier. Yeux dans les yeux ils dînèrent dans les brasseries de la Contrescarpe. Mais quand, sortant de Polytechnique François Eugène commença à travailler, trop occupé, il n’accompagna plus Sophie. Il cessa également de s’intéresser à l’art, pour se consacrer exclusivement à la technique et à la gestion. C’est alors que Sophie commença à s’ennuyer.


Sophie rencontra Estéban lors d’une conférence de presse à l’Elysée. Elle débutait dans la carrière de journaliste, il était brillant, s’intéressait à tout et elle était en admiration devant une telle culture. Il lui fit découvrir le métier, bien mieux que tout ce qu’elle avait appris à l’école. C’est au cours d’un reportage en Chine, qu’elle eut l’occasion d’explorer avec lui les plaisirs de l’amour dans un palanquin. Ensemble ils parcoururent le monde et connurent d’autres surprises : sous la couronne de la Statue de la Liberté, dans un confessionnal à Saint Pierre de Rome, derrière un moucharabieh de la Mosquée Bleue, contre le Mur des Lamentations. Sophie aurait été comblée si Estéban avait été un peu moins … ou un peu plus… S’il était assez…, enfin s’il avait… Bref ! Il était petit, avait un grand nez et commençait sérieusement à perdre ses cheveux. A Paris quand ils sortaient ensemble, Sophie s’arrangeait pour ne pas fréquenter les endroits où elle risquait de croiser ses amis.


Le soir du vernissage de l’expo de Pavel, absorbée par un tableau abstrait intitulé « Allégorie de la Résistance », Sophie ne remarqua pas à l’autre bout de la salle, l’homme au chapeau noir qui ne la quittait pas des yeux. Elle en était à s’interroger sur le terme allégorie concernant l’art abstrait, lorsque l’homme au chapeau lui tendant un verre de champagne, commença à lui expliquer tout ce qu’elle n’avait pas réussi à décrypter : la résistance passive à l’écrasement du printemps de Prague et les références au mythe de la caverne. Il parlait avec érudition et Sophie se laissa gagner par le charme slave de l’artiste. Elle avait un joli petit cul et un beau carnet de contacts, dans lequel figuraient quelques critiques reconnus, qu’il fallait mieux connaître. A partir de ce jour on les vit partout ensemble : dans les premières, les défilés, les cocktails, les générales; les salons, les inaugurations, les expos, les conférences. Ils étaient de tous les arts, une coupe de champagne dans une main et un petit four dans l’autre. Ils se gargarisaient de mots jusqu’à la jouissance. Ils étaient beaux, riches, branchés, amoureux et photogéniques. Cependant leurs conversations manquaient de profondeur et vint le moment où Sophie réalisa que la culture de Pavel n’était qu’un vernis.


Sophie rencontra Georges au cours de la séance de dédicace de son roman, qui eut lieu au « café des arts et lettres » de la rue Didot. Il venait de déposer sur sa table un café allongé et allait repartir vers le bar avec son plateau vide, quand il se posa près d’elle un instant, pour lui demander ce qui avait inspiré son roman. Il avait beaucoup apprécié la veine fantaisiste de cette intrique ancrée dans la réalité. Elle savait parler des choses graves avec légèreté et choisir ses mots et ses phrases en éliminant le superflu. Cependant il aurait aimé un peu moins de complaisance avec un milieu qui puait le « bobo ». Sophie apprécia cette critique franche qui marqua le début de leur histoire. Quand il n’était pas garçon en extra dans les cafés parisiens, Georges faisait l’apiculteur. Il possédait une trentaine de ruches qu’il déplaçait dans les forêts du Morvan. Sophie découvrit avec lui, le bonheur dans les meules de foin ; les courses folles, nus sous la pluie dans la clairière ; l’amour devant un feu de bois dans la maison forestière désaffectée ; la saveur du miel coulant sur leurs langues emmêlées ; la caresse du nectar étalé sur son ventre et tendrement lapé ; la vigueur du dard butinant dans ses alvéoles et le goût sucré de la liqueur tiède. Toutes ces choses simples et naturelles, au milieu de gens authentiques et pleins de sagesse, loin du stress et des strass. Puis vint le moment où elle se mit à regretter que Georges ne l’invitât jamais au restaurant. A part les quelques pots de miel, il ne lui faisait jamais d’autres cadeaux. Même au cinéma elle devait payer sa place. Si elle voulait voyager avec lui, c’était par Allo stop ou Eurolines.


Dans le TGV qui ramenait Sophie à Paris, son voisin lui offrit d’aller prendre un verre au bar. Il s’appelait Léo. Avec sa crinière poivre et sel et sa peau bronzée, il dégageait un charme fou. Tout en lui était magnifique et elle aurait pu rester des heures à l’écouter, mais le train entrait déjà en gare de Lyon. Peu de temps après, ils ne se quittaient plus. Non seulement Léo était beau, riche intelligent et cultivé, mais en plus il lui faisait divinement l’amour. Avec lui elle découvrait des ressources insoupçonnées. Elle apprit à prendre le temps de laisser monter son désir et celui de retenir le plaisir. Léo l’accompagnait, sans précipitation, ajoutant ici et là un grain de sel ou quelques piments, heureux et comblé de participer à ses découvertes. Mais, car il y avait encore un mais, Léo avait l’âge d’être son père. Cela n’aurait pas été un problème en soi, s’il n’avait pris la fâcheuse habitude de se comporter avec elle, comme avec sa fille : lui prodiguant des conseils, jugeant ses décisions, jouant le Pygmalion. Lorsque Sophie voulait aller danser, Léo trouvait cela décadent. Quand elle souhaitait inviter ses amis, il les jugeait puérils. Puis vint le jour où, avec sa crinière devenue blanche et sa peau toujours bronzée, Sophie lui trouva un air de vieux beau.


Ensuite Sophie rencontra Edouard. Il était jeune, beau, riche, intelligent et cultivé, mais concernant la politique, ils ne partageaient pas du tout les mêmes idées. Cela donna lieu à des débats houleux, puis à des consensus sous les draps. Un soir de résultats électoraux, elle se réfugia à la Bastille et fit la connaissance de Samir. Ah ! Le beau Samir. Pourtant, quand elle réalisa que durant toute la coupe du monde de football, il resterait scotché devant sa télé, Sophie constata encore une fois qu’ils ne partageraient pas les mêmes valeurs. Après il y eut Nino, qui laissa Sophie pour Elsa. Plus tard, Sophie quitta Victor pour Max. Découvrant que Max était trop possessif, Sophie se réfugia près de Landry. Cependant Landry qui était très volage, se réveilla un beau matin dans le lit d’Amélie et Sophie le sut.


Déçue par les hommes, Sophie décida de s’en passer afin de ne plus en souffrir. C’est ainsi qu’elle fit la rencontre de Mélanie, d’Annie et de Sidonie ; d’Angéla, Gwénola et Dalila ; Carmen, Hélène et Madeleine ; Yolande, Armande et Mélissande ; Fanette, Cosette et Guillemette ; Fiona, Asna, Juliana ; Annick, Soizic, Véronique ; Estelle, Axelle, Jézabel…



27/11/2008

Cybers rencontres


Il est midi trente lorsque je déjeune avec Jamy de Montreuil, un célibataire sans enfant, qui garde pour lui sa profession et son revenu. A la brasserie du Carrefour de l’Odéon, où nous nous sommes donné rendez-vous, j’ai du mal à le reconnaître, car sa photo est vraiment très flatteuse. J’ajoute qu’il parle la bouche pleine et qu’il fait du bruit en mangeant. Dégoûtée, je le laisse payer l’addition et m’en vais rapidement louer un vélib, car je dois rejoindre à 14 heures un autre internaute. Divorcé, deux enfants, sportif non pratiquant et fumeur occasionnel, il répond au doux pseudo de Calinou3.


Quand j’arrive au café des sports de la rue Didot, il est déjà accoudé au comptoir, un verre de bière dans une main, une cigarette dans l’autre, les yeux rivés sur la télé qui diffuse les meilleurs buts du PSG, sous les commentaires avisés de quelques supporters habitués du lieu. Nous nous retirons dans un coin tranquille et je commande un café allongé. Par politesse, je reste jusqu’à 15 heures. C’est ainsi que j’ai droit, aux détails de toutes les étapes de son divorce et de toutes les turpitudes infligées par son « ex ».


Sortant de là, j’avise un cyber café et pour me remettre, je fonce consulter mes emails. J’ai rendez-vous à 16 heures 40 avec Amidou22, un athée pratiquant, romantique et intellectuel, à la recherche de tendresse, avec qui j’ai chatté la veille. J’ai juste le temps de repasser chez moi pour changer de tenue. Je troque mon jean pour un jupon à volants et mon pull pour une veste gansée de dentelles roses, avant de reprendre le métro pour la Bastille.


J’arrive la première dans le jardin de l’Arsenal et je m’installe sur un banc au soleil. C’est de là que je le vois arriver, avec ses yeux rieurs émergeant à travers tous ses poils. Je suis émue. Nous restons longtemps à nous regarder en silence, résistant à la force qui nous attire l’un vers l’autre, tels deux aimants. Puis n’y tenant plus nous nous réfugions dans l’hôtel le plus proche. A 20 heures nous nous séparons, fatigués mais heureux. En tout, nous n’avons pas échangé plus de dix mots, mais nos phéromones ont parlés.


Consultant mon agenda électronique, je constate que je viens de rater mon rendez-vous avec Gentlemen75, un parisien, plutôt agréable à regarder et passionné de théâtre que je devais rejoindre au Lucernaire. Je l’appelle pour m’excuser et il m’annonce avec élégance qu’il vient juste de revendre les places, mais qu’il serait heureux de partager son dîner avec moi, à la Coupole. Merci, cela arrive à point, les émotions de l’après midi m’ont donné faim. Je saute dans un taxi et un quart d’heure plus tard nous faisons connaissance, une coupe de champagne à la main.


Au cours de deux heures que nous passons ensemble, il me dresse la liste de tous les spectacles, de toutes les expositions qu’il faut avoir vu et de tous les lieux parisiens à connaître. J’ai l’impression de lire le supplément de Télérama. Après un repas aussi raffiné que léger, je rentre chez moi pour me ruer vers le frigo, car toutes les émotions de cette journée m’ont ouvert l’appétit. Je n’ai pas eu le temps de faire les courses, il ne reste que 2 carottes et un navet dans le panier à légumes. Tant pis je vais dormir.


Passant devant le bureau pour rejoindre le lit, mon Mac se réveille soudain, pour me dire que Montsd’arrée m’a laissé un message, Ilesduponant voudrait chatter avec moi, Allignementsdecarnac a visité mon profil et Pharedelajument m’a envoyé un flash. Vais-je résister à l’appel de la Bretagne ?


Maloue45, divorcée, gémeaux, 30 à 50 000 euros/an, bac + 4, décontractée, 90-65-90, rousse, … le plus beau n’est pas sur la liste.



26/11/2008

Quelqu’un avec qui courir


Au parc Montsouris le dimanche matin, il y a les joggeurs, ceux qui courent dans un sens et les autres, qui font de même dans l’autre sens. S’ils vont à la même vitesse, ils se croisent deux fois à chaque tour.

Enfin, moi je l’ai croisé deux fois. La première, derrière la station Citée Universitaire, le long du boulevard Jourdan et la seconde sous le pont du RER, le long de l’avenue Reille. Sans doute court-il plus vite que moi, car au deuxième tour je l’ai croisé, d’abord au niveau de l’ancien pavillon du Bardo et ensuite devant le guignol. Ainsi de tours en tours, nos rencontres se font en remontant le long de la rue Deutsch de la Meurthe d’un côté et Gazan de l’autre. Combien de tours nous parcourons-nous ainsi ? Je ne saurais le dire. Je vais, oubliant la douleur. A chaque rencontre nous osons d’abord un regard, puis un sourire, un geste de la main, d’abord tout petit, puis nous nous enhardissons. Lorsque de loin je le vois arriver, mon pas s’accélère porté par une énergie inconnue.

Et puis, plus rien ! Depuis le kiosque où je l’ai vu la dernière foi, disparu ! Tout un tour sans le revoir et un autre encore. Je me traîne, je m’affaisse, je m’écroule, je m’étale, je m’anéantis et je m’en vais.

Mais, à quelques mètres de la sortie, il est là, devant moi. Le sourire au bord des lèvres, un brin moqueur, un zeste tendre. Je suis émue.

- Courir dans le même sens la semaine prochaine, ça vous dit ?

Je bafouille :

- Euh ! Oui, où ça ? A quelle heure ?

- Au même endroit, à la même heure, on fait pareil et dès qu’on se croise, je change de sens.

- D’accord, euh… ici, dimanche, euh… à la même heure. Euh … bonne journée.

Et je me sauve rapidement vers l’avenue René Coty.

Quelle gourde ! Empotée ! Nunuche ! Je suis nulle ! J’aurais dû retenir le moment, prendre le temps d’accepter. Oui ! Attendre un peu, le regarder, lui dire… lui dire… quoi ? Je ne sais pas, mais lui dire quelque chose. Au lieu de ça, je suis partie de toute urgence, comme si on m’attendait.

Qu’est-ce qui m’empêche d’être plus simple, plus disponible ? Maintenant, j’ai toute la semaine pour imaginer ce qui aurait pu arriver si j’avais osé. Ah ça ! Pour imaginer, je m’y connais. En boucle, je vais me refaire le parcours et le prolonger par des étirements ensemble sur l’herbe. Je lui proposerai même un petit massage du dos. Non, mieux encore, c’est lui qui en aura l’initiative. Et quand nous serons bien relâchés, nous nous raconterons. Il sera beau, drôle, riche, intelligent et cultivé. Allez ! Je lui accorderai de ne pas être très riche, ça je m’en fout un peu.

Et dimanche prochain, j’aurai tellement trotté dans ma tête que je ne le reconnaîtrai plus, parce qu’il ne ressemblera plus à ce quelqu’un avec qui j’aimerais tant courir.


25/11/2008

Une crise peut en cacher une autre


Je dormais déjà quand Roméo est entré dans la chambre et je ne l’ai pas entendu se déshabiller. Mais lorsqu’il s’est glissé dans le lit avec précautions, son odeur et la chaleur qu’il dégageait m’ont réveillée. Espérant ses caresses, je suis venue me blottir contre lui, c’est alors qu’il s’est retourné brusquement me laissant seule avec mon désir. Après quelques hésitations à penser qu’il ne s’agissait là que d’un jeu propre à aiguiser mon appétit, je suis revenue me blottir dans son dos.
- Demain je dois être très tôt à la banque, je crois qu’il est temps de dormir maintenant, me dit-il en me repoussant
- Mais demain c’est samedi ! Allez viens, j’ai envie de te remettre l’indice à la hausse.
- Tu dois être consciente que nous traversons une grave crise, il n’y a pas de samedi qui tienne, aujourd’hui le CAC 40 a chuté de quinze points.
- J’ai l’impression qu’il n’y a pas que lui.

Heureusement, pendant le week-end le président a dégainé le discours qui sauve et le lundi les cotations sont remontées de cinq points. Ce soir là, seule dans mon lit j’ai guetté le retour de mon trader d’époux en spéculant sur son indice d’action à remplir ses obligations en matière conjugale. J’étais en train d’élaborer un plan « polissonne », lorsque j’ai entendu tourner sa clé dans la serrure. A peine m’avait-il rejointe dans le lit que j’étais déjà sur lui pour constater qu’il avait regagné de l’intérêt pour moi. Cinq minutes c’était peu mais c’était déjà ça.

Le lendemain les valeurs sont restées stables, Roméo aussi. Hélas ! Le mercredi ce fut à nouveau l’effondrement dans les bourses et Roméo qui avait lui aussi la cote en baisse n’a pas réussi à me donner le change.

Ce soir en cherchant le sommeil, je me demande s’il ne serait pas temps pour moi d’aller placer mon petit capital ailleurs, car en ce moment le Roméo est vraiment trop fluctuant.

23/11/2008

Retouches en tout genre


Rue Didot le 15 avril, il est 16 heure 15 lorsque Alcide Lambert entre dans ma boutique, avec un paquet sous le bras.

- Monsieur Alcide, que me vaut cette visite exceptionnelle ? Etes-vous en avance ou en retard ?

Depuis des années Alcide Lambert fait l’acquisition d’un pantalon à chaque période de soldes. A celle d’hiver il opte pour un pantalon de flanelle grise, à celle d’été pour un autre de toile beige et ensuite il vient me voir pour l’ourlet. La chose est réglée comme du papier à musique, de même que chaque année il augmente d’une taille. Je l’ai vu ainsi passer du 36 au 52, tout en conservant son élégance et sa légèreté.

- Mademoiselle Lisette, regardez-moi bien, ne remarquez-vous rien ?

Je cherche, en effet il y a quelque chose. J’hésite, se serait-il rasé la moustache ? Je n’ai pas le souvenir qu’il en ait porté une, mais à la réflexion il me semble que cela lui irait très bien.

- J’y suis ! Vous allez vous marier.

- Hélas non, pas encore, mais je viens de perdre douze kilos et mes pantalons sont devenus trop grands. Rendez-vous compte ! Tel que vous me voyez, je viens de réintégrer le modèle que j’avais acquis en 2001, cependant il est très fatigué et je crains qu’il ne puisse atteindre les prochains soldes.

- Monsieur Alcide, vous n’êtes pas malade au moins ?

- Non, je vais très bien. Un diététicien bioénergétique m’a prescrit un régime à base d’algues et d’extraits de coloquintes. De plus, je pratique la relaxation inversée et le chant exploratoire. Cela fait plus d’un mois que je perds deux kilos par semaine.

Tout en conversant, le revoilà sortant de la cabine d’essayage, après avoir enfilé le pantalon de l’hiver dernier. Vu de dos, la ceinture lui baillant sur les hanches, le fond entre les genoux et l’ourlet pleurant sur ses chaussures, il à l’air d’un jeune en baggy.

M’agenouillant à ses pieds, je me mets à l’ouvrage. Avec quelques épingles je reprends les coutures latérales et de mes mains je repasse l’étoffe pour ajuster l’ensemble. Soudain, je perçois un léger frémissement sous mes paumes. Sur le bas de son dos, je vérifie l’arrondi, le frisson me gagne. Je m’attarde sur les hanches pour bien plaquer le tissu, tout en évitant soigneusement les épingles, je sens une nouvelle vibration. Je contrôle le tombé, lentement, avec application tout au long de la jambe, le mollet se relâche entre mes mains. En remontant, avant de passer de l’autre coté, je touche pour m’assurer que la couture de l’entrejambe est bien à sa place et je retouche car Monsieur Alcide me redemande de vérifier. En effet, il est momentanément à l’étroit. Je dois libérer un peu la couture, afin de laisser une amplitude suffisante en toute occasion. Je reprends les mesures, je m’ajuste au volume, je remanie la ligne et rectifie la courbe. Je dégage vers la gauche, car Monsieur Alcide porte de ce coté et je contrôle à nouveau.

De touche en retouche Monsieur Alcide a cessé de parler, il a fermé les yeux, la tête légèrement en arrière et le souffle plus court. Il est ému, je suis touchée. Alors je lâche un instant mon ouvrage, pour aller placer l’écriteau « la retoucheuse revient dans vingt minutes » et je baisse le store.


22/11/2008

Le grutier du moulin des lapins


Je ne l'avais pas vu arriver ou alors je n'y avais pas prêté attention. Un matin, pendant mon petit déjeuner, j'ai remarqué qu'elle était là. Une immense grue à tour dressée vers le ciel. Une belle grue jaune et sa flèche gravitant au dessus du chantier du moulin des lapins. Au fil des jours, de petits déjeuners en petits déjeuners, de ma fenêtre sur la rue Didot, j'assistais à l'oeuvre de création d'un immeuble de huit étages. Dans le ciel, c'était un ballet de poutrelles, de ferrailles, de trémies à béton et de plaques préfabriquées. La charge était d'abord treuillée verticalement, puis elle glissait horizontalement avec légèreté sur le rail de la flèche, avant d'être récupérée par des lilliputiens casqués de bleu. Une armée de lilliputiens s'activant sur la dalle. Mais il me fallait quitter mon poste d'observation car le devoir m'attendait. Quand je rentrais le soir, le chantier s'était endormi, Gulliver se reposait et les lilliputiens étaient partis.


Je me souviens parfaitement du matin ou je l'ai aperçu pour la première fois. Il montait à l'assaut de sa grue, tel le dernier relayeur de la torche olympique, grimpant au sommet de la tour du stade pour enflammer la vasque, le jour de la cérémonie d'ouverture des jeux. Puis il s'installait à son poste, dans la cabine, juste au dessous de la flèche et de là, il devenait le chef de l'orchestre sur la scène du chantier. Pour mieux le voir à l'œuvre, j'étais allée quérir mes jumelles de théâtre. Je l'apercevais à peine et pourtant j'étais fascinée de le voir déplacer en quelques gestes, d'énormes masses avec la précision d'un maestro conduisant son ensemble musical. Ce jour là, de ma fenêtre, j'ai assisté à tous les actes de l'opéra, car je me suis fait portée pâle auprès de mon employeur afin de ne rien manquer du spectacle.


En fin d'après midi quand je l'ai vu redescendre de sa tour, je me suis précipitée vers la sortie des artistes. Descendant quatre à quatre les marches de mon immeuble, j'ai couru le long de la palissade et franchis la porte du chantier, juste au moment où il s'apprêtait à entrer dans l'une des baraques.

- Ma p'tite dame il ne faut pas rester là, c'est un chantier interdit au public ici !

- Je voulais juste vous dire que je vous ai vu, là haut sur votre grue, c'est beau ce que vous faites.

Il a eu l'air surpris, alors j'ai rajouté

- Oui vraiment, j'ai apprécié la précision avec laquelle vous déplacez les objets, c'est magique et c'est magnifique.

Il semblait ému, il a bafouillé quelques mots, dont j'ai juste compris, qu'il m'attendrait au café de la sablière dans un quart d'heure.


C'est ainsi que, trinquant mon ballon de sauvignon de Touraine contre son demi de bière, je fis la connaissance de Roméo Gonçalvez, le grutier du moulin des lapins. Avec lui je découvrais tout l'univers du BTP, des fondations jusqu'aux toits. Lorsque Roméo me proposa d'aller visiter sa cabine sur la grue, j'acceptai tout de suite et nous voilà partis à travers le chantier interdit, grimpant dans la nuit jusqu'à son aire, nichée sous le bras de Gulliver. Roméo était trapu et musclé comme un demi de mêlée lisboète de la Benfica. Moi, rassurée, je le suivais sans peur et sans vertige.


Là haut, Roméo m'a montré le maniement des manettes et sans manières, il a continué ses manipulations en promenant ses mains expertes sur mon corps troublé, qu'il a lentement dénudé. Me retournant, en appui sur la fenêtre de la cabine, il m'a prise en levrette. Paris brillait de ses milles et une lumières et moi je brûlais de mille feux. Je buvais à tous les plaisirs : la ville offerte à mes yeux, ses mains contenant mes fesses, son sexe allant et venant en moi, son souffle dans mon cou, et les mots murmurés au bord de mon oreille. Des mots qui disaient "Amo-te" et d'autres encore, que je ne comprenais pas.


Au dessus de Paris, à 80 mètres du sol, Roméo et moi, nous nous sommes envoyés en l'air sans retenue, pour atteindre le septième ciel. Et lorsque simultanément nous avons fusionné dans l'extase suprême, la tour Eiffel s'est mise à scintiller de tous ses flashs pour se joindre à nous.

21/11/2008

Transports et comptabilité


Nazaire Lantigné était employé aux écritures chez Carpo & Ruflette, une compagnie de transports sise au 137 de la rue Didot. Depuis vingt cinq ans, au service comptable, sous les ordres Malo Ruflette, Nazaire alignait les chiffres. De sa plume Sergeant Major, en pleins et en déliés, il rédigeait les libellés, débitait les achats par le crédit des fournisseurs et créditait les ventes par le débit des clients. Il alignait soigneusement les chiffres, les unités sous les unités, les dizaines sous les dizaines, les centaines, les milliers et les autres, sur un journal dont les folios avaient été soigneusement numérotés et paraphés au tribunal de commerce de l'arrondissement.

Lorsqu'il arrivait en fin de page, Nazaire totalisait à la main, la colonne des débits et celle des crédits et il effectuait les reports sur le folio suivant. Lorsqu'il avait enregistré les factures du jour, il reportait les mouvements et les libellés sur les comptes du grand livre et chaque fin de mois, il reportait les comptes du grand livre sur la balance. Puis il additionnait, afin de vérifier l'égalité entre les débits et les crédits. Nazaire avait toujours refusé de s'adjoindre les services d'une machine à calculer.

Tandis que son collègue affecté aux salaires enfonçait les touches et tournait la manivelle, Nazaire parcourait, en chuchotant, les colonnes de haut en bas, puis refaisait le trajet dans l'autre sens pour vérifier. Ce qui était inutile car il ne se trompait jamais, mais c'était la règle et il n'était pas pensable qu'un comptable puisse y déroger.

Chaque soir il quittait le bureau à 18 heures 32 et arrivait chez lui à 19 heure 18. Au passage il s'arrêtait au café tabac, à l'angle de la rue des plantes et de la rue d'Alésia, pour consommer un petit muscadet sur lie et acheter son journal, puis il rentrait chausser ses pantoufles. Il s'installait dans son fauteuil et dépliait le petit parisien, tandis que dans la cuisine Honorine Lantigné préparait la soupe. Ils dînaient à 20 heures en écoutant les informations à la TSF. Pendant que sa femme débarrassait la table et rangeait la vaisselle, Nazaire enfilait son pyjama après s'être soigneusement lavés les mains, les dents, le visage, les pieds et le … (par un geste d'impuissance le narrateur invite à deviner l'objet, qu'il serait inconvenable de nommer ici)

Honorine et Nazaire se retrouvaient sur leur lit, en même temps. Après avoir remonté le réveil il s'allongeait sur sa femme. Et là parfaitement aligné sur elle, ses jambes contre les siennes, tête contre tête, les épaules, les bras et tout le corps, il commençait à se balancer doucement du haut vers le bas et du bas vers le haut, chuchotant des libellés qu'elle ne comprenait pas. Peu à peu elle se laissait emporter par les mouvements. Tandis que la chaleur la gagnait, elle relevait sa chemise, il ôtait son pyjama et en retenue elle accrochait ses jambes sur le dos de son homme. Il la pénétrait avec application, en bon comptable, sans erreur, en contrôlant les flux. Il trempait dans son encre, puis, en pleins et en déliés, lui débitait des mots d'amour pour le crédit de son clitoris et créditait son point G par le débit de paroles coquines et plus encore. Sur un mouvement régulier de balance, ils s'additionnaient et se soustrayaient, avant de cueillir les bénéfices de leurs transports. Et quand ils faisaient le bilan, ils en avaient eu pour leur compte.


16/11/2008

A quoi rêve la bouchère ?


Chaque fois que mon mari sort de la chambre froide, tenant à brassée un quartier de bœuf pour le déposer sur la table de découpe, je sens un grand frisson me parcourir le dos.

Dans sa veste à petits carreaux pieds de poules et ceint de son tablier maculé de sang, mon homme est beau comme un apollon. Quand il saisit le fusil pour affûter ses couteaux, je me prépare pour le spectacle. Car depuis quarante ans, j’occupe la première loge à la caisse de la boucherie limousine sur la rue Didot. Pour mon bonheur, depuis quarante ans se rejouent quotidiennement les mêmes scènes. D’un coup de hache précis, Basile détache une épaule, puis d’un geste assuré il décolle les ligaments pour dégager l’os. Il débite, il scie, il découpe avec des gestes nets et précis. Car Basile a le geste précis. Et pendant qu’il détaille, moi je repense à mes nuits dans ses bras. Sur mon tabouret, cachée derrière la caisse, je me rejoue le moment où, Basile va dans le noir et sans hésitation, en un geste précis, trouver avec ses doigts, le point qui me fera me lâcher au plaisir.

Mais ce que je préfère, c’est quand il découpe un quartier arrière. J’en frémis à l’avance et je m’impatiente. Percevant ma fébrilité, il se fait attendre, range avec soin son matériel, fait place nette, avant de se diriger d’un pas tranquille vers la chambre froide. Il y disparaît un moment et je n’entends plus rien. Je m’inquiète, mais que fait-il ? Soudain il est là avec le quartier sur le dos. D’un roulement d’épaule et de hanche, il se décharge sur la table, puis il retourne le morceau. Et là, répétant le même geste depuis quarante ans, comme pour vérifier une ultime fois la qualité de la marchandise, du plat de la main, il applique une tape ferme sur le rond de gîte, « Belle bête » dit-il, me lançant un regard à travers le miroir au dessus de l’étale. Moi sur mon tabouret je repense à nos nuits, je me refais le scène du plat de sa main sur ma fesse rebondie et j’étouffe un soupire les yeux noyés dans ceux de Basile, là bas dans le miroir.

« Et une macreuse pour le pot au feu de Madame Gerbaud ». De sa large main il saisit le morceau, un kilo s’est pesé, ficelé, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Car il en a, de l’énergie mon homme !
« Pour Madame Frétin ce sera ? » - « Un rôti dans le tende de tranche » - « Un beau morceau comme celui-là ? Tenez sentez moi ça, hein ! Hum, de toute première fraîcheur, c’est de la vraie tendresse ». Car il s’y connaît en tendresse mon homme !
Il saisit la ficelle, place quelques bardes autour du morceau. Ses doigts vont et viennent avec agilité, un tour de ficelle, un nœud et puis couper les fils. Un tour encore, un autre nœud et à nouveau couper les fils. De nœuds en nœuds, moi sur mon tabouret je repense à nos nuits. Je sens ses doigts agiles dégrafant un à un les crochets de ma guêpière. Mon corps enfin libéré laisse échapper un soupir d’aise, que Basile reçoit dans le miroir au dessus de l’étale. Tandis que Madame Frétin s’inquiète de me voir aussi fatiguée.

Parfois derrière ma caisse, à l’heure où les clients se font plus rares et lorsque Basile est occupé à des petits travaux, moi je pense à la boucherie. Je me dis qu’il n’est pas juste, que ce mot soit utilisé pour parler de massacre ou de tuerie. Car pour moi depuis quarante ans, la boucherie n’a été que bonheur, tendresse, amour, désir, plaisir et volupté. Et mon Basile en boucher, je vous assure qu’il n’a rien d’un mauvais homme. Oui vraiment, vous me feriez plaisir de ne plus utiliser ces mots pour parler des horreurs du monde.



13/11/2008

Ne m’appelez jamais Martine


Le jour où j’ai rencontré Jacques, je l’ai vu courir vers moi tout souriant et m’embrasser chaleureusement en m’appelant Martine. J’étais tellement émue et il était tellement heureux de me revoir, que je n’ai pas osé lui dire que j’étais Agnès.

Quand son copain Charles lui avait donné mon téléphone, il avait voulu tout de suite me retrouver. Et maintenant nous étions là, ensemble, après tout ce temps.

C’était bien loin, mai 68, la Sorbonne et sous les pavés la plage. Je l’ai écouté égrener ses souvenirs, qu’il faisait notre, où nous allions tous les deux sur les barricades fermer les rues pour ouvrir la voie. En A.G. dans l’amphi bondé nous décrétions l’état de bonheur permanent et proclamions l’imagination au pouvoir. Heureusement qu’il était bavard, je pouvais me contenter de l’écouter se rappeler les différents groupes, PCMLF, PSU, gauche prolétarienne, front rouge, mes joues aussi. Lui, il était plutôt marxiste tendance Groucho. Il y avait ceux qui prétendaient que l’aboutissement de toute pensée, c’était le pavé dans la gueule des CRS, ceux qui préconisaient de déboutonner votre cerveau aussi souvent que votre braguette et nous qui prônions de s’aimer les uns sur les autres.

Jacques retrouvait ses vingt ans en se rappelant que les utopies d’aujourd’hui seraient les réalités de demain. Ils pouvaient couper les fleurs, ils n’empêcheraient pas la venue du printemps. Moi, à cette époque j’étais encore pensionnaire au collège privé chez les sœurs de Charité, bien loin de penser que la liberté d’autrui étendait la mienne à l’infini.

Mais pour le plaisir de rester dans les bras de Jacques, je voulais bien être Martine, car cette journée que nous avons passée ensemble, c’était un bonheur de tous les instants. Au moment où il a rechanté, à mon oreille, l’Internationale sur la tombe du soldat inconnu, j’ai senti gronder la révolte prolétarienne et mon poing se dresser. J’allais hurler qu’il est interdit d’interdire, quand Jacques m’a fermé la bouche avec la sienne.

Lorsque le soir est arrivé, j’étais complètement dans la peau de Martine, j’avais les souvenirs de Martine, la vie de Martine. Et quand au milieu du dîner le téléphone de Jacques a sonné, j’étais en train de lui rappeler nos vacances l’été suivant, dans une communauté des Cévennes.

J’ai tout de suite remarqué sa surprise « Martine ? Je crois que vous faites erreur, Martine elle est devant moi, nous avons passé toute la journée ensemble, une journée merv… » Silence… Aie, aie, aie ! Vite, prenons nos désirs pour la réalité.

J’ai perçu les explications de l’autre côté. Oh la la ! Qu’est-ce que je fais ? Soyons réaliste demandons l’impossible.

J’ai senti que j’allais me perdre et lui avec. Céder un peu, c’est capituler beaucoup.

Après avoir raccroché, Jacques l’air grave, a cherché un instant dans son sac, en a ressorti son étui à lunettes. Le vent se lève, il faut tenter de vivre.

En silence il les a retirées de l’étui, les a dépliées fébrilement, les a chaussées et m’a regardée surpris. Plus inconnue que le soldat inconnu, il y a sa femme.

Le soir même je retrouvais mes souvenirs du pensionnat chez les sœurs de la charité, auxquels je pouvais ajouter quelques slogans soixante-huitards.

Vivre au présent

La poésie est dans la rue

Le bonheur est une idée neuve.

Le pouvoir sur ta vie, tu le tiens de toi-même

Dans les chemins que nul n'avait foulés, risque tes pas !

Dans les pensées que nul n'avait pensées, risque ta tête !

La perspective de jouir demain ne te consolera jamais de l’ennui d’aujourd’hui

La révolution cesse dès l’instant qu’il faut se sacrifier pour elle.

La forêt précède l’homme, le désert le suit.

Consommez plus, vous vivrez moins

Ne m’appelez jamais Martine




12/11/2008

D’une rive à l’autre


C’était au cours d’un de ces merveilleux printemps de Prague, quand les jours rallongent et les jupes raccourcissent.

Au café Zarka situé au carrefour de la rue Koprova et du passage Muisha, une femme occupait une table située un peu en retrait des fenêtres, mais cependant suffisamment bien placée pour lui permettre d’observer à la fois l’animation de la rue et les allées et venues dans la salle. Elle était assise jambes croisées, un livre de Kafka ouvert sur le genou, une tasse de café posée sur la table près d’elle. De temps à autre, d’un geste précis elle prenait la tasse, la portait à ses lèvres pour en boire une gorgée et la reposait sur la soucoupe. Puis elle jetait sur la salle un regard circulaire, qui se prolongeait par delà la fenêtre jusque dans la rue. Et sans interrompre son mouvement, elle inclinait la tête pour voir plus loin, vers le fond du passage Muisha. Elle s'arrêtait un instant, comme suspendue à ce point précis où le passage disparaît pour redescendre de l'autre côté vers le boulevard Lispadù. Enfin, reprenant le même rythme, ses yeux revenaient se poser sur la page vingt cinq du livre de Kafka. Cela faisait déjà plusieurs fois qu’elle relisait la même page sans réussir à s’y intéresser vraiment. Alors, elle recommençait, une gorgée de café, un regard circulaire de la salle vers la rue, s’inclinait pour mieux voir le fond du passage et à nouveau revenait à la même page.

Accoudé au bar du café Zarka, un peu en retrait sur le coté mais cependant suffisamment bien placé pour voir les allées et venues de la rue et celles de la salle, un homme buvait une bière. Son bras droit reposait sur le zinc, de sa main il tenait le verre, tandis que de sa main gauche il caressait machinalement sa barbe. De temps à autre, il portait le verre à ses lèvres, buvait une gorgée de bière et le reposait lentement, pendant que ses yeux se noyaient dans les jambes des femmes qui arpentaient la rue, telles des compas. Du regard il en saisissait une paire qui descendait la rue Koprova tournait à l’angle et s’engageait pour disparaître au fond du passage Muisha. Puis il en percevait une autre revenant en sens inverse et l’accompagnait jusqu’à ce qu’elle disparaisse à son tour. Et chaque gorgée de bière marquait le deuil de ces multiples abandons.

C’est au cours de son dixième regard circulaire dans la salle du café Zarka, qu’elle remarqua l’homme du bar un verre de bière dans une main, se caressant machinalement la barbe de l’autre et dont les yeux concupiscents étaient rivés sur les jambes des passantes. Juste avant de reprendre son mouvement de rotation, elle croisa un regard affolé d’avoir perdu les superbes jambes gainées de soie lavande qui venaient d’entrer au numéro 18 bis de la rue Koprova. Lorsqu’elle s’inclina pour regarder vers le fond du passage Muisha, elle était troublée. Quand elle relut pour la onzième fois la page vingt-cinq du livre de Kafka, elle pensait à Charles Denner dans « l’homme qui aimait les femmes », le film de François Truffaut. En lisant la page vingt-six ses sentiments pour l’homme du bar évoluèrent. Toute à ses pensées elle alla jusqu'à lire la page vingt-sept sans même s’en apercevoir. Et lorsqu’elle repris son regard circulaire et son mouvement de rotation vers le fond du passage Muisha, elle en était arrivée à se dire qu’un homme qui aimait à ce point regarder les femmes ne pouvait pas être un homme mauvais. Inconsciemment elle souleva le livre pour dégager son genou et sa jambe croisée se mut soudain dans un léger balancement qui attira le regard de l’homme du bar. Cependant elle ne s’en aperçut pas car elle était plongée dans la douzième lecture de la page vingt-cinq du livre de Kafka.

Lorsqu’il en fut à sa trentième gorgée de bière et autant de deuils, le regard de l’homme accoudé au bar du café Zarka fut attiré par un léger mouvement à l’intérieur de la salle et il cessa un instant de se caresser machinalement la barbe. Une douce émotion le saisit lorsqu’il découvrit la femme qui occupait une table située un peu en retrait des fenêtres et qui assise jambes croisées, lisait un livre de Kafka en buvant un café. Mais curieusement ce n’était pas ses jambes qui l’attiraient. Quelque chose se dégageait d’elle qu’il ne savait exprimer. Il remarqua son regard circulaire sur la salle qui se prolongeait par la fenêtre jusque dans la rue, son mouvement d’inclination pour mieux voir le fond du passage Muisha et le retour vers son livre. Lorsqu’il l’eut observée un moment il s’aperçut qu’elle lisait toujours la même page et cela l’intrigua. Quelle était cette anxiété qui lui fronçait le visage ? Et pourquoi sans cesse ce regard vers le fond du passage ? Elle devait sûrement attendre quelqu’un, un homme certainement. Qui pouvait être assez mufle pour se faire attendre ainsi ? Comment pouvait-on manquer à ce point de respect ? L’homme accoudé au bar du café Zarka sentit la colère monter en lui et il commanda une quatrième bière pour se calmer. Tout à son observation il remarqua qu’elle faisait claquer ses ongles contre ses dents, ce qu’il pris pour un geste d’impatience qui lui rappelait, lui rappelait,….

Après avoir scruté la rue pour la douzième fois, elle se préparait pour une treizième lecture de la page vingt-cinq du livre de Kafka, lorsqu’elle aperçut enfin une grande et belle femme toute vêtue de cuir qui descendait le passage Muisha avec élégance. Elle avala rapidement la dernière gorgée de café, referma le livre qu’elle fourra dans son sac après en avoir corné la page vingt-cinq. Elle se leva et sortit d’un pas vif qui fit virevolter les godets de sa jupe courte.

Reposant son verre vide, les yeux embués par l’ivresse de l’alcool et de la géométrie, il eut du mal suivre cette paire de jambes qui se précipitait vers la sortie car il en regardait une autre, qui moulée dans un pantalon de cuir descendaient le passage avec d’élégance. Dans le mouvement circulaire qui ramenait son regard vers son verre vide, il croisa l’horloge qui indiquait 17 heures. Il se rappela soudain qu’à ce moment précis, il avait rendez-vous avec sa fiancée au café Slavia de l’autre coté de la ville. Elle allait certainement s’impatienter en faisant claquer ses ongles contre ses dents. Il commanda une cinquième bière se disant qu’elle serait la dernière.


10/11/2008

Clémentine Le Poivre est malade


Ah ça alors ! Je me suis arrachée des bras de mon amant parce que je me suis fixé pour contrainte de ne pas manquer un seul cours de tango cette année, vu que j’ai pour objectif de me présenter au concours du Latina en février prochain.

C’est mon psy qui m’a dit « Si vous voulez continuer à vivre, il faut vous fixer des objectifs, poser des actes et vous astreindre à respecter vos engagements ». Alors sur ses conseils j’ai décidé de suivre le cours de danse de Clémentine Le Poivre, à la maison des jeunes, tous les mercredi de 19h30 à 21h30.

Et il avait raison mon psy, rien ne vaut l’engagement pour se remotiver. Le lundi j’ai un atelier d’écriture, le mardi gym douce, tango le mercredi, tantra le jeudi, le vendredi je vais au café phylo, juste après ma séance chez le psy, le samedi je fais la lessive et le ménage en grand, je me fais les ongles, un brushing, un masque de beauté, je cire mes chaussures et le soir je vais au cinéma avec ma copine Brigitte. Le dimanche après « Panique au Mangin Palace » je vais déjeuner chez ma mère et ensuite je m’entraîne avec Pedro pour le concours du Latina.

Maintenant ça va, je suis parfois fatiguée mais j’en ai fini avec ma déprime chronique. D’ailleurs j’ai rencontré un amant au tantra et nous nous retrouvons de cinq à sept le mercredi et quelque fois le lundi pour les travaux pratiques.

Aujourd’hui nous étions tranquilles tous les deux, nus sur une peau de bête devant la cheminée où crépitait un feu de bois parfumé à l’encens de santal. Moi j’avais bien envie de laisser tomber Clémentine Le Poivre et son tango, mais en pleine Kundalini j’ai entendu la voix de mon psy me dire« Si vous voulez continuez à vivre, il faut... etc »

Alors je me suis rhabillée et je suis partie affronter le froid sur mon petit vélo avec mes chaussures de danse dans mon sac à dos.

J’arrive et voilà que Clémentine Le Poivre est malade.

Malade ! mon œil. Je suis certaine qu’à cette heure elle est allongée nue sur une peau de bête, près de son amant, devant la cheminée où crépite un feu de bois parfumé à … Parce que elle, elle n’a pas entendu la voix de son psy lui dire que si elle veut continuer à vivre, il faut, etc ; etc…

Petit conte pour les jardiniers


Timothée était malheureux. Depuis sa naissance il se traînait le dos affublé d'une vilaine bosse. A l'école les enfants se moquaient de lui, les plus méchants lui jetaient des pierres et maintenant qu'il venait d'avoir dix huit ans, on le regardait avec un air condescendant. Dans les yeux des autres, il lisait qu'on pensait de lui « le pauvre ». Il s'était dépassé sur le plan intellectuel, mais côté affectif, il craignait de ne connaître à jamais que la solitude.

Au salon Zen de la porte de Champerret où il s'était rendu, dans l'espoir de découvrir une démarche spirituelle, qui lui ouvrirait de nouveaux horizons, il était tombé sur une soirée organisée au « jardin des espaces ». Cette soirée intitulée « Vivez un conte de fées » proposait aux participants de venir costumés en personnage de conte pour vivre une expérience inoubliable.

Timothée avait pensé avec désabusement « pour moi ça ne sera pas difficile, même pas besoin de déguisement». Et puis, plus tard en y repensant l'idée lui était venue, de se fixer comme défi d'y aller pour exhiber sa bosse. Et c'est ce qu'il fit.

On le félicita tellement pour ses talents de transformation, qu'il se prit à penser qu'il était Lagardère déguisé en bossu pour venger le Duc de Nevers. Les filles voulaient toucher son porte bonheur. Une princesse orientale sortie des « Milles et une nuits », voulut en toucher davantage. Elle lui fit découvrir une sensation, qu'il ne connaissait pas.

Il l'entraîna plus loin, à la recherche d'un coin tranquille. Elle l'attira dans le jacuzzi afin d'explorer ensemble leurs particules élémentaires. Il était tellement excité qu'il se mit tout nu et oublia sa bosse. Elle était tellement émerveillée, qu'elle se laissa bercer dans le courant chaud, suspendue à l'épaule de son chevalier. Ils dansèrent longtemps l'un contre l'autre, dans une apesanteur bleue aux parfums d'orient, tantôt volant sur un tapis de Perse au dessus des palets d'Ispahan, tantôt nageant au milieu des anges-poissons, des labres et des coraux, dans la baie d'Aqaba.

Le lendemain ils quittaient le jardin parce qu'ils s'étaient trouvés. On dit que l'amour rend aveugle, mais moi je pense qu'il fait fondre les bosses et tout ce qui dépasse pour empêcher d'atteindre le bonheur.

08/11/2008

Du coté de la tanguera


Etre là et juste là, présente et toute entière portée vers l’instant, vers le moment ou tout commence. Car c’est là que l’histoire commence, une histoire à deux qui va durer le temps d’un tango.

Nous ferons connaissance sur une salida croisée. Je me rappellerai qu’il faut écouter la musique et s’abandonner dans les bras du cavalier, mais s’abandonner avec retenue, juste le haut du corps en appui sur lui.

Il m’invitera pour un ocho avant, peut être un second et en sept, huit, refermera le pas. Je penserai à accueillir le mouvement, y opposer une légère résistance pour mieux sentir le geste, le regard toujours fixé sur lui, juste au dessous du sien.

Il enchaînera sur un ocho arrière. Je garderai nos lignes d’épaules en parallèle, la jambe arrière toujours tendue.

Pour reprendre de l’air nous marcherons quelques pas. Ne pas oublier de reculer, d’abord le pied ensuite le corps, le mouvement part de la hanche, la semelle glisse sans décoller du sol.

Sur un tour à droite nous commencerons à vraiment nous comprendre. Ramener les chevilles l’une contre l’autre après chaque pas, les genoux bien serrés.

Il me maintiendra à distance après un tour à gauche qu’il bloquera retenant mon pied entre les siens dans un sanguchito. Surtout garder le centre de gravité toujours entre les deux pieds, les épaules relâchées.

Alors, lentement, ramenant ma jambe contre la sienne sur un bandonéon langoureux, j’oserai rencontrer son regard. C’est à ce moment qu’il m’attirera contre sa poitrine et l’instant d’après sur un mouvement inverse sec et rapide, j’exécuterai un gancho comme une ruade de plaisir. Attention ! S’abandonner, mais rester concentrée.

Ma main glissera vers sa nuque pour un abrazo front contre front. Et là, scellés l’un contre l’autre nous accélérons au rythme de la musique. S’abandonner, mais avec retenue.

Portés par notre élan nous enchaînerons les figures, en oubliant leur noms, sans penser aux consignes. Mon bras glissera sur son épaule et sa main sur mon dos afin de libérer ou resserrer l’étreinte de nos bustes, tantôt face à face, tantôt l’un contre l’autre et tout à coup émus d’une telle proximité. J’aurai les yeux ouverts pour sentir sa puissance et je les fermerai pour mieux le voir de près. Dans un jeu de fioritures et de séduction, nos jambes se frôleront, nos pieds s’éviteront.

Je m’écarterai, il me rejoindra. Il s’éloignera, je me rapprocherai. Je le repousserai, il m’attirera. Il mettra la distance, je le retrouverai.

De boléo en pasada, de calesita en sacada, en mordida, colgada et barrida nous oserons être, lui l’homme et moi la femme. Sensuellement homme et femme, portés par la musique.

Femme et homme sans idée de machisme. Je vais où il me conduit, il me conduit où je peux aller. J’écoute où il propose de m’emmener, il m’amène là où je veux être.

Une marche subtile, une écoute mutuelle, oser prendre des risques. Une émotion, un peu plus, le désir, le plaisir.

Quand le rythme de la musique annoncera la fin de la danse, dans un ultime geste nous serons là et juste là, présents, portés vers l’instant, vers le moment où le mouvement se tait. Car le tango est un dialogue sans paroles où pourtant tout se dit.

Dameleine, le 20 novembre 2007

Perturbations sur la ligne 6


 Ce soir Amélie s’impatiente, à la station Saint Jacques le métro n’arrive pas et le quai se remplit. Un haut parleur annonce d’une voix froide un trafic perturbé en direction de Charles de Gaulle Etoile.

 Lorsqu’il est enfin là, les voyageurs qui en descendent tentent de se frayer un passage à travers ceux qui poussent dans l’autre sens. Pressée de toutes parts, sans opposer de résistance, Amélie en apnée, se laisse porter par le courant pour se retrouver la poitrine plaquée contre de buste d’un homme qui la dépasse d’une tête. En déséquilibre sur un pied, le nez contre la cravate de l’inconnu, cette proximité la met en gêne. Comme prise dans un piège, elle cherche un échappatoire, au minimum une position plus convenable, une barre à laquelle s’accrocher, mais lorsque le métro démarre, n’ayant rien trouvé, c’est tout contre lui qu’elle se rétablit. L’instant suivant, reprenant sa respiration, une agréable sensation l’envahit.

 Apaisée, Amélie retrouve son souffle. Le buste de l‘homme se gonfle au rythme de sa respiration pour venir se poser tout contre ses seins. Elle est bloquée, elle ne peut plus bouger, elle ne bouge plus. Elle se cale sur le rythme de l’homme. Elle capte son odeur et se laisse enivrer par ce parfum qui lui rappelle, qui lui rappelle… Trop troublée, elle ne cherche plus.

 Station Denfert les portes s’ouvrent, Amélie perçoit les mouvements autour d’eux. Ne pas bouger, résister. Ils sont bousculés, la vague les rapproche encore. Leurs jambes se frôlent. Elle ferme les yeux, elle se retient. Elle n’entend pas le haut parleur qui annonce d’une voix froide un trafic perturbé en direction de Charles de Gaulle Etoile. Une chaleur monte en elle, en douceur. Et ce parfum, une odeur de cèdre. Oui, c’est cela, le cèdre dans le parc Montsouris au printemps. Retenir l’instant, ne rien précipiter. Il se rapproche, ne pas reculer, offrir sa résistance. Elle frisonne, un souffle de respiration lui caresse les cheveux. Ne pas lever les yeux, ne plus bouger. Juste être là, juste être elle.

 A la station Raspail, ils ont encore résisté au mouvement de la foule. Leurs jambes se sont croisées, leurs sexes sont émus, un frisson parcourt leur peau. La foule qui se tasse autour d’eux protége leur intimité. Dehors un haut parleur annonce d’une voix froide un trafic perturbé en direction de Charles de Gaulle Etoile. Leurs mains se cherchent et se trouvent, leurs sexes qui se frôlaient se sont trouvés aussi. Elle sent contre le sien la puissance érigée de celui de l’homme. Il est si proche, qu’elle a la sensation de le contenir enserré. Elle voudrait bouger. Elle se serre contre lui, il se resserre contre elle.

 A la station Edgar Quinet ils sont si près que rien ne peut plus les séparer. Le plaisir les entraîne dans une danse silencieuse, un mouvement de balancier, ils sont ce balancier, ils vont et viennent imperceptiblement. Chaque fois un peu plus haut chaque fois un peu plus fort. Elle étouffe un soupir dans le cou de l’homme. Il est tout entier tendu vers elle. Ils se reçoivent avec toute la force de leur désir et l’instant d’après ils se relâchent émus de ce voyage. Ils n’ont pas entendu le haut parleur annoncer d’une voix froide un trafic perturbé en direction de Charles de Gaulle Etoile.

 A Montparnasse tout se déchire, c’est une lame de fond qui les sépare. Tout à leur émotion, ils se sont laissés surprendre sans opposer de résistance. Emportée dans le courant, Amélie le voit s’éloigner. Leurs regards se croisent pour la première fois en entendant le haut parleur annoncer d’une voix froide un trafic perturbé en direction de Charles de Gaulle Etoile.

 Dameleine, juillet 2007