Porte d’Orléans, il trois heures du mat’. Je suis à l’heure, les autres aussi. On se répartit dans les quatre voitures. Quelqu’un demande où est le matériel. « C’est bon j’ai tout prévu » répond un autre. Je suis coincée entre deux costauds, à l’arrière de la Clio. A l’avant, les filles parlent de la réunion qui s’est terminée tard hier soir. Elles n’ont dormi que deux heures. Tant pis, elles se reposeront plus tard. Pour le moment nous filons vers le sud. L’A6 est vide. Les quatre voitures n’ont pas de peine à se suivre. Bercée par le bruit du moteur et le cinquième concerto pour piano et cordes, je m’endors pour me réveiller au moment où nous quittons l’autoroute. Je n’ai aucune idée de l’endroit où nous sommes. A l’avant, la passagère indique la route. Nous tournons plusieurs fois. La voiture s’arrête.
Je distingue dans le noir, d’autres voitures sur le bord de la route et des gens tout autour. Mon voisin dit qu’il est quatre heures. Nous sortons, il fait un peu frais. Le jour va bientôt se lever. Quelqu’un distribue les outils. Je ne sais pas si je saurai m’en servir, mais je ne suis sans doute pas la seule dans ce cas là. Cette réflexion me rassure. Nous sommes nombreux et pourtant il règne un silence étrange. C’est parti, nous marchons tous ensemble pendant quelques minutes sur un chemin de terre. La troupe s’arrête et quelqu’un dit « Voilà ! C’est ici, le champ à votre gauche. Allez-y ! Détruisez tout !
Les premiers sont déjà au travail. Je m’avance dans les rangs, afin de trouver une place et je commence. De toute ma révolte contre l’appropriation du vivant, contre les discours démagogiques au service de l’intérêt individuel, contre l’intérêt collectif sacrifié sur l’hôtel de la finance ; de toutes ces forces accumulées, ma main droite lance la faucille contre les maïs, tandis que de la gauche j’écarte les tiges qui s’écroulent en ayant perdu pied. Il faut que tout soit fauché avant le jour. Deux hectares d’organismes génétiquement modifiés Deux hectares semences brevetées Monsanto. Deux hectares d’un poison potentiel qu’il faut détruire avant que toutes les espèces ne soient contaminées.
Je sens la rage autour de moi. Les faucheurs occasionnels ont le geste convaincu à défaut d’être précis. En vingt minutes tout est par terre et nous repartons comme nous sommes venus. Chacun retrouve sa place en silence. Maintenant il fait jour, les voitures roulent les unes derrières les autres jusqu’à l’autoroute. Puis c’est la dispersion.
Chacun va aller à sa vie, comme un jour normal. Quelques uns auront des ennuis. Mais un jour nous gagnerons, car certaines lois doivent être transgressées.
Lorsqu’elle arrive à l’orée de la forêt, Eve se déshabille. Elle range ses vêtements dans son sac, qu’elle enfouit sous un taillis, puis elle part en courant sur l’allée des biches. Dans la clarté naissante de l’aube, Eve court après le vent. Sous ses pieds l’herbe humide est un tapis moelleux. L’air frais caresse ses épaules, glisse le long de ses flancs, descend entre ses cuisses et la fait frissonner. Emportée dans la descente du chemin de la gravelle, elle est légère, grisée par la vitesse. L’air devenu soudain plus vif, lui fouette la poitrine. La rosée glisse sur sa peau, de la pointe des seins vers le plexus solaire, forme un ruisseau qui s’arrête au nombril. Puis en débordant, il repart pour se perdre autour du pubis. Au bord de l’étang des fées, la boue souple et chaude s’introduit délicieusement entre les doigts de ses pieds.
Dans la clairière, Eve s’arrête un instant. Elle s’étire et salue le soleil qui va bientôt paraître. Vers l’est, elle offre ses seins dressés, la tête en arrière, les jambes écartées pour ouvrir le bassin, laissant la peau de son ventre se tendre entre ses hanches. Puis elle s’incline, relâche en avant son buste, ses bras et ses cheveux.
Ses fesses sont maintenant pointées vers le ciel et le garde forestier, caché derrière un gabion de branchages, n’en croit pas ses yeux. Entre les jambes écartées, il aperçoit la vulve blottie au milieu d’un bouquet de poils. Il est là immobile, le souffle suspendu. Son cœur bat la chamade. Il se pince pour vérifier qu’il ne rêve pas, mais il ne rêve pas.
Avant qu’il n’ait repris son souffle, elle a déjà disparu dans le virage des Fontenelles. Il reviendra demain et après-demain encore. Il reviendra chaque jour, tout comme il est déjà venu, depuis plus d’un mois attendre ce miracle. Un jour il osera sortir nu de sa cachette, pour venir avec elle saluer le soleil. Un jour il osera avec elle, courir après le vent, sentir la rosée ruisseler sur sa peau et la boue sous ses pieds.
Un jour il a osé et ils sont repartis, disparaissant ensemble dans le virage des Fontenelles. C’était en automne, sous la pluie et ils ont couru se jouant des tempêtes. Ils ont couru encore, sous la neige en hivers, car ils allaient heureux, vêtus de liberté.
Quand le printemps est arrivé, tout libre qu’ils étaient, ils ne se sont pas méfiés de ce chasseur matinal, caché derrière le gabion de branchages. L’ordre est passé par là et Adam, le garde forestier a perdu son emploi. Il s’appelait Adam.
De cette forêt, devenue leur paradis, Adam et Eve ont été chassés. Mais sois rassuré, il existe d’autres forêts pour courir avant l’aube, vêtus de liberté. Je suis certaine qu’ils sauront les trouver et tu sauras les trouver toi aussi.
Penchée sur un parchemin, Dame Leine dessine des fleurs de lys et des feuilles de lierre sur des tiges entrelacées autour d’une lettrine dorée. Dans son atelier de la rue Coquillière (1), elle enlumine les laudes d’un bréviaire, mandé par la reine pour le jubilé du cardinal.
Ce jour d’hui un messager est arrivé tout droit de Terres Saintes, annonçant l’imminent retour des croisés. Depuis la venue de cette nouvelle, Dame Leine est émue à la pensée de retrouver son époux, qu’elle n’a pas touché depuis trois ans. A ce que l’on dit, à combattre les infidèles, il s’est couvert de gloire et le bon roi Louis, lui aurait offert un titre et un comté. Si ce que l’on dit est vrai, Dame Leine va changer de condition, mais pour l’heure, ses songes la transportent ailleurs.
Toutes ses pensées s’envolent vers l’objet de son désir, chevauchant à cette heure, sur son blanc destrier, en direction de la grande Paris. Elle est toute à son plaisir de le revoir tantôt. Et tout en dessinant au pied de la lettrine, une tige a bourgeonné en forme turgescente, juste au dessus de deux petites feuilles rondes. Plus au centre, la corolle béante d’un lys blanc, d’où perle une goûte de rosée, se penche vers le bourgeon érigé. Dame Leine sent poindre une douce chaleur entre ses cuisses jointes, qu’elle ressert plus fort pour mieux éprouver sa jouissance. Au sommet du dessin, une fine courge échappée d’une corne de fruits, s’offre vers la bouche pulpeuse d’une rose épanouie, tandis qu’une poire se dresse en direction d’une langue de sauge.
Dame Leine a maintenant très chaud, elle laisse là son ouvrage pour rejoindre à l’étage, la fraîcheur de sa chambre. Allongée sur sa couche, elle a dégrafé son surcot et relevé les pans de sa robe. Sa chemise de lin trempée, lui colle à la peau. Ayant ôté la résille de soie qui les emprisonnait, ses cheveux dénoués s’étalent maintenant, en étoile sur le drap de linon. Sur la table de chevet, un bouquet d’ancolies exhale un parfum suave, attisant sa langueur. Un soupir roule voluptueux de sa poitrine ouverte, vers sa bouche aux lèvres enfiévrées, que sa langue humide, vient tenter de rafraîchir. Du dehors, par la croisée ouverte, le chant d’un jeune trouvère parvient à son oreille, pour agrémenter de son repos. Au son du luth, sa main va doucement sur son ventre, glisse entre ses cuisses. Ses doigts s’immiscent lentement et puis s’arrêtent bloqués dans leur recherche.
Il lui faudra attendre quelques jours, ou bien quelques semaines, ou quelques mois encore, le retour du preux chevalier, portant sur sa poitrine la clé libératrice Cela fait maintenant trois ans qu’elle attend, le ventre ceint, afin de rester chaste et fidèle à l’homme qui guerroie contre le sarrasin impie. Trois ans qu’elle souffre le martyre pour un époux aimant, mais manquant fort de fiance à son encontre.
(1) Didot n’était pas encore né et derrière Montparnasse, les vignes, les champs d’épeautre, les prairies et les bois s’étalaient jusqu’au bourg de Vanves.
Lui- Bien sûr, c’est une évidence, je n’ai pas besoin de te le dire ?
Elle- Mais moi j’ai besoin de l’entendre.
Lui- Alors, tu n’as pas confiance en moi.
Elle- Ah bon ! Et pourquoi ?
Lui- De savoir que je t’aime ne te suffit pas, il faut que je te le dise et te le redise, pour que tu en sois convaincue.
Elle- Ce n’est pas d’être convaincue dont j’ai besoin. Je le sais que tu m’aimes, mais je veux juste que tu me le dises pour me rassurer.
Lui- C’est pareil, tu veux être rassurée parce que tu as peur que je ne sois pas digne de ta confiance. Donc tu n’as pas confiance.
Elle- Mais non, ce n’est pas par rapport à toi, que j’ai besoin d’être rassurée. C’est par rapport aux autres. Si tu me dis que tu m’aimes, c’est un peu comme si tu me disais que les autres m’aiment. Et cela me renforce.
Lui- Mais moi je n’en sais rien, si les autres t’aiment !
Elle- Tu crois que les autres ne m’aiment pas ?
Lui- J’ai pas dis ça. Je t’ai seulement dit, que ce n’est pas à moi de te dire si les autres t’aiment.
Elle- Oui mais je sens que tu crois que les autre m’aiment, et comme tu m’aimes, tu devrais me le dire, puisque tu sais que cela me ferait du bien.
Lui- Mais moi je ne veux pas te raconter des histoires. Je ne dis que ce dont je suis certain.
Elle- Et tu n’en es pas certain ?
Lui- Mais pourquoi as-tu besoin que les autres t’aiment ? Moi c’est sûr je t’aime et ça devrait te suffire.
Elle- Mais ne te fâche pas !
Lui- Je ne me fâche pas, mais tu m’ennuies avec tes « je t’aime ».
Elle - Pour moi, c’est comme une musique qui fait du bien, ça réchauffe. Voilà pourquoi j’en ai besoin.
Lui- Et bien moi je préfère les gestes.
Elle- Ca n’a rien à voir. L’un n’empêche pas l’autre.
Lui- Alors fais moi un geste qui me fasse du bien et qui me réchauffe. J’en ai besoin.
Elle- Hum !
Lui- Encore !
Elle - Huuummm !
Lui - Encore plus fort !
Elle - Huuuuuuuuummmm !
Lui- Oh oui !
Elle- Huuuuuuuuuuuuummmmm !
Lui- On va au lit ?
Elle- J’ai pas le temps, j’ai rendez-vous chez Fournier dans dix minutes.
Bérénice regarde la télé, allongée de coté sur le canapé. Elle est vêtue d’une longue tunique blanche dont l’échancrure du décolleté a glissé laissant voir son épaule nue. Titus entre, revenant de la cuisine une cannette de bière à la main. L’air soucieux, il s’assoit et observe sa compagne qui, nonchalamment allongée à la romaine, ressemble à un personnage tout droit sorti d’un péplum. Se sentant observée Bérénice lève les yeux et remarque l’inquiétude de Titus.
Bérénice -
Qu’est-ce donc que ce trouble dans lequel je te vois
Et quel est ce souci qui te met en émoi ?
Que puis-je dire ou faire qui pourrait adoucir
Ce qui là te tourmente et te fait tant souffrir ?
Titus -
Du vote municipal, j’attends le résultat
Et ce soir l’un de nous, satisfait ne sera
Sans suivre mes conseils, tu as choisi la gauche
Cette bande d’incapables, cette équipe de fantoches.
Bérénice -
Tes idées et les miennes peuvent bien diverger
Mais tu n’as pas le droit d’ainsi les insulter
Fantoche ne convient pas pour l’équipe sortante.
Son bilan était bon, elle était méritante.
Titus -
En effet dans Paris, on ne peut circuler.
Même les voies sur berges, ils veulent nous les spolier.
Paris ville lumière a perdu tout son charme
Depuis que ces bobos y font tout ce vacarme.
Bérénice -
Mon Titus bien-aimé, arrête ton moteur.
Renonce à ta voiture, si tu veux être à l’heure
Loue toi donc un vélib, fais quelques pas à pieds.
Tu respireras mieux, tu seras moins stressé.
Titus -
Laisse là ces bêtises, j’ai d’autres ambitions,
Je vais me présenter aux prochaines élections.
J’ai besoin d’une compagne sérieuse à mes cotés
Et pas d’une écolo en train de pédaler.
Bérénice -
Voyons enfin Titus comment me parle tu ?
Il a toujours été entre nous convenu
Que nous sommes tous deux, libres de faire nos choix
Notre amour doit rester au dessus de cela.
Titus -
Je t’aime c’est entendu, mais je suis raisonnable,
De notre envoyée spéciale au ministère des promesses
Afin de financer son plan de relance, le gouvernement a décrété mercredi dernier, la privatisation du Père Noël. Le traîneau et les rennes, vont être vendus par adjudication, dont le revenu servira à financer la RSAD (rente de soutien aux actionnaires démunis).
Quant au Père Noël, qui depuis 1945 bénéficie du statut de fonctionnaire, il va être mis en préretraite. Car nous sommes arrivés à une situation telle, que son niveau d’ancienneté, rend son salaire presque équivalant à celui du président. De plus, on s’accorde à penser que son service s’est beaucoup dégradé au fil des années, de sorte que beaucoup n’y croient plus. Une enquête commandée par le ministère des promesses, relève que plus de 80% des parents achètent eux même les jouets, afin de pallier aux déficiences du service public. Quant au 20% restant, cela fait belle lurette que leurs enfants n’ont pas vu la couleur d’un cadeau.
« Mais cela doit changer et cela va changer ! » a déclaré le président. Cette année, pour remplacer le Père Noël, le gouvernement va faire appel à un sous-traitant venu d’une planète étrangère. Le traîneau sera remplacé par un vaisseau spatial intersidéral fonctionnant à l’énergie cosmique, dont les ressources seraient illimitées. Le ministre des promesses estime que les coûts devraient baisser de trente à quarante pour cent. Début janvier, le gouvernement va proposer une loi de dénationalisation et mettre en place un plan de vente d’actions sur le marché boursier.
Dès la publication de cette information, les réactions n’ont pas manqué. Les syndicats dénoncent l’utilisation abusive d’une main d’œuvre sous qualifiée, sans protection sociale et pour un salaire de misère.
L’opposition craint la perte de nos repères culturels. Car il en sera fini du Père Noël, de son manteau rouge, de sa barbe blanche et de son don d’ubiquité. Il sera remplacé par une armée de E.T. en vélo cross volants, équipés d’une mini hotte accrochée au guidon, pour contenir les cadeaux. En rentrant de la messe de minuit, vous risquez de les croiser, vêtus d’une combinaison rouge à capuchon bordé de fourrure et pédalant à toute vitesse afin de respecter les temps impartis, avant de rejoindre le vaisseau qui les conduira vers un autre quartier, puis dans une autre ville ; toute la distribution devant être effectuée avant l’aube, afin de respecter le contrat de confiance.
De leur coté les associations de consommateurs s’inquiètent, car si le Père Noël était un personnage au dessus de tout soupçon, avec lequel il n’était point besoin de contrat de confiance, il n’en est pas de même avec son remplaçant. Sous couvert de simplification, la commande se fait maintenant sur http://www.perenoel.com/. Ainsi on consulte le catalogue tranquillement, en remplissant la hotte avec les cadeaux choisis. Mais pour valider la hotte, il faut absolument donner les numéros de sa carte bleue, la date d’expiration et les trois derniers chiffres qui se trouvent au dos de celle-ci. N’est-on pas en en droit de se demander, s’il n’y a pas quelque chose de louche là-dessous ?
Quelques jours plus tard au courrier des lecteurs :
Je viens d’apprendre la nouvelle concernant le Père Noël et je vous demande, sur quelle planète son remplaçant va-t-il se fournir ? Dans ma commande, j’ai demandé un amoureux et je crains de me réveiller avec un martien dans mon lit le 25 décembre. Est-il encore possible d’annuler ma commande ?
L’abbé Letellier curé de la paroisse Saint Bréviaire, accomplissait son sacerdoce avec dévotion, dans son église située entre la rue de Vanves et la rue Didot. Les paroissiens respectables lui témoignaient leur reconnaissance, en versant chaque année de substantielles contributions au denier du culte.
Il partageait son temps entre les offices religieux et les visites aux paroissiens. Cependant, parmi toutes les tâches relevant de son ministère, il préférait secrètement les confessions du vendredi et il en était même arrivé, à attendre ce jour avec fébrilité. Après la messe du matin, il rejoignait la cuisine du presbytère, où sa bonne lui avait préparé son petit déjeuner. Mais le vendredi il accélérait la célébration, puis se hâtait à la sacristie pour ôter sa chasuble et ranger les accessoires eucharistiques. L’instant suivant il en ressortait en soutane, pour se diriger, l’estomac vide mais le cœur plein de compassion, vers son confessionnal, où quelques paroissiennes l’attendaient déjà.
Tandis que le samedi était consacré aux confessions des hommes, le vendredi était réservé à celles des femmes. L’abbé Letellier s’installait confortablement sur son siège dans le compartiment central. Il posait l’étole sur ses épaules et à huit heures précises, il faisait coulisser la porte sur la grille, qui le séparait de la pénitente agenouillée dans l’isoloir de droite, car il commençait toujours par la droite.
Olympe Courbet de Villepinte s’accusait en chuchotant d’avoir menti, en simulant le plaisir pour ne point déplaire à son homme et confessait qu’il lui arrivait de se caresser pendant sa sieste. Mais l’abbé avait besoin d’en savoir plus, afin de mesurer l’ampleur du péché. Pouvait-elle indiquer discrètement, en quoi consistaient ses simulations ? Elle se mettait alors à soupirer avec tant de lascivité que l’abbé en éprouvait une vive émotion. Et concernant ses caresses pendant les siestes ? Oh si peu de choses ! Juste taquiner un petit bouton et s’imaginer se promenant nue dans la salle du conseil d’administration des aciéries Courbet de Villepinte, avec les yeux concupiscents des administrateurs braqués sur elle. Elle prenait alors la ferme résolution de faire pénitence et de ne plus recommencer. L’abbé lui donnait l’absolution avant de refermer la porte sur la grille. Il se recalait sur son siège et se donnait quelques secondes, afin de retrouver une respiration régulière, puis il s’ouvrait sur l’isoloir de gauche.
Athénaïs Bourget-Degas lui confiait que, pendant que son homme la pénétrait, elle pensait à son cheval et cela lui procurait une suite d’orgasmes dont le lendemain encore, il lui arrivait d’en percevoir les résonances. Pouvait-elle préciser la manière dont elle pensait à son cheval ? Depuis qu’elle avait vu pour la première fois une érection de son bel alezan, l’image était restée gravée dans sa mémoire et refaisait surface à chaque fois qu’elle avait besoin d’oublier la petitesse du pénis de son mari. Et, ressentait-elle quelques résonances à l’instant précis ? Soudain, elle était secouée d’un spasme dont le prêtre percevait la vibration de l’autre côté de la cloison. Incapable de répondre, elle baissait la tête et étouffait un soupir entre ses mains jointes. L’abbé Letellier lui donnait l’absolution de la main droite, tandis que sa main gauche apaisait le bas de son ventre.
Clémence Bertois dépensait des fortunes en carottes, courgettes et concombres, qu’elle manipulait en pensant à Philibert Renoir, celui qui était devenu son beau-frère en lui préférant sa sœur. Chaque samedi, elle leur rendait visite en fin d’après-midi, à l’heure où Philibert, rentrant de sa partie de tennis, se dirigeait vers la salle de bain. Depuis qu’elle l’avait aperçu nu dans l’entrebâillure de la porte, elle espérait toujours que l’accident se reproduise. Et s’était-il reproduit ? Hélas non ! répondait-elle, en baissant la tête. Puis elle rajoutait, levant les yeux vers le ciel en se signant, Dieu merci !
Faustine Delaroux rejoignait le boulanger au milieu de la nuit, chaque fois qu’elle souffrait d’insomnie. Elle s’allongeait dans le pétrin vide et il la prenait entre deux fournées, puis couverte de farine mais remplie d’allégresse, elle rentrait finir sa nuit auprès de son mari. Là, Monsieur le curé avait du mal à retenir un « oh ! » de stupéfaction. Souffrait-elle souvent d’insomnie ? Seulement une nuit sur deux. Mais il arrivait que le boulanger souffrit aussi de ne pouvoir dormir, les après-midi où la chaleur l’obligeait à garder les fenêtres ouvertes, laissant ainsi entrer les bruits de la rue. Il la rejoignait alors dans la fraîcheur de sa cuisine et la reprenait sur le bord de l’évier.
Dès qu’elle entendait au milieu de la nuit, Faustine Delaroux passer devant sa loge pour rejoindre le fournil au fond de l’arrière-cour, Perrine Le Ballec ouvrait son lit pour accueillir Donatien Delaroux quelques minutes plus tard. Ils avaient déjà testé les quarante six positions du Kamasoutra, figurant sur un document qu’elle avait trouvé dans la poubelle d’un de ses locataires, puis ils avaient, d’un commun accord, adopté la posture de l’enclume. Là, Monsieur le curé ne posait plus de questions, bien que sa curiosité soit mise à rude épreuve.
Puis c’était le tour de Constance Fontaine qui draguait à la Samaritaine et faisait l’amour dans les endroits les plus inattendus, dans les positions les plus acrobatiques, qu’elle décrivait avec force de détails qui donnaient le vertige à Monsieur le curé. Félicie Renaudot se goinfrait de pets de nonnes et de religieuses au chocolat en lisant des romans libertins, tandis que Sérénade Corvisart trichait au poker avec Bélisaire Renaudot. …
A chacune d’elles, l’abbé Letellier prescrivait pour pénitence, un Pater et trois Avé, puis elles récitaient l’acte de contrition, tandis qu’il leur donnait l’absolution. Elles s’en allaient en paix, pour revenir la semaine suivante, car elles avaient le péché récurrent. Quand il rejoignait la cuisine du presbytère après cette longue matinée de labeur, l’abbé n’avait plus faim, il déjeunait d’une simple soupe de haricots et s’accordait une sieste avant de commencer la rédaction de l’homélie dominicale. Le lendemain matin il prenait le temps d’un petit déjeuner avant d’aller écouter Gédéon Courbet de Villepinte, Aimé Bourget-Degas et les autres. Ce jour là, les confessions ne duraient qu’une heure, car les hommes n’ont pas l’habitude de s’étendre sur leurs péchés et Monsieur le curé était capable d’en mesurer l’ampleur sans en demander plus.
Ainsi allait la vie de l’abbé Letellier curé de la paroisse Saint Bréviaire et cela aurait pu continuer longtemps si un évènement n’était venu le plonger dans un profond désarroi. Le diocèse conscient de l’étendue de sa charge, décida de lui accorder l’assistance d’un vicaire. Un dimanche matin, pendant la grand’messe, juste à l’heure de l’offertoire, on vit arriver le jeune abbé Dutheil. Auréolé par un rayon de lumière descendant du vitrail, avec ses longs cheveux bouclés et sa barbe, il était la résurrection de Jésus et toutes les paroissiennes crurent au miracle.
Le vendredi suivant, lorsque Monsieur le curé se présenta devant son confessionnal, les bancs étaient presque vides. Seules Clarine Blin et Cosette Legall étaient là, l’une pour se faire absoudre ses oublies de prières et quelques commérages pour l’autre. Des petits péchés de rien qui ne justifieraient même pas un passage au purgatoire. Etonné, l’abbé Letellier jeta un coup d’oeil circulaire autour de l’église et c’est ainsi qu’il les aperçut : Olympe Courbet de Villepinte, Athénaïs Bourget-Degas, Clémence Bertois et les autres. Elles étaient toutes là-bas, en face, de l’autre côté de la nef, agenouillées en attente devant le confessionnal du vicaire. Une telle infidélité plongea le prêtre dans un grand désespoir. Il se sentit renié, humilié, trahi et rejeté. Il perdit le goût d’accomplir son sacerdoce. Ses sermons n’avaient plus la ferveur qui jetait tant de grâce sur les paroissiens. Sa bonne s’inquiétait de ne plus le voir faire honneur à sa cuisine, heureusement le jeune vicaire avait de l’appétit pour deux et elle n’avait pas travaillé pour rien.
Et puis, juste avant d’atteindre le fond, Monsieur le curé prit rendez-vous avec son évêque, afin de lui faire part de ses doutes. Celui-ci lui conseilla de confier sa paroisse au vicaire et de faire un pèlerinage. Il se donna quinze jours de vacances pour aller se recueillir sur les reliques de Saint Amour. Chaque jour il s’abîmait en prières demandant au Saint d’intercéder auprès de Dieu, afin qu’il puisse retrouver l’affection de ses paroissiennes. Il promettait de mettre fin à son excès de zèle, concernant la mesure des péchés. Il ne poserait plus de questions et garderait les mains jointes quoi qu’il arrive.
Apaisé par les prières et rempli de la grâce de Saint Amour, l’abbé Letellier reprit sa mission paroissiale un vendredi. Il s’apprêtait à rejoindre le presbytère après l’office du matin, lorsque l’enfant de chœur vint lui annoncer que plusieurs dames l’attendaient devant son confessionnal. Le miracle avait eu lieu et il fit une neuvaine pour remercier le Saint. Et puis, quelques semaines plus tard, ce fut le tour du vicaire de venir se confier à lui. Il apprit ainsi, que l’abbé Dutheil n’avait pas supporté les aveux détaillés des péchés de ces dames. A Madame Courbet de Villepinte, il avait indiqué, qu’il comprenait fort bien le sens du mot simulation, sans qu’elle ait besoin de s’exécuter. Il dispensa Madame Bourget-Degas des détails concernant son cheval. Il envoya Mademoiselle Bertois se cuisiner une soupe de légumes. Il ne partagea pas la compassion de Madame Delaroux pour la dure vie de boulanger, ni la passion de Madame Le Ballec pour le kamasoutra. L’abbé Dutheil, effaré de tant de lubricité avait cessé de confesser le vendredi. Préférant secrètement les hommes, il proposa de se consacrer aux confessions du samedi, tandis que le curé se chargerait exclusivement de celles de la veille. Les paroissiennes retrouvèrent l’abbé Letellier et la qualité d’écoute qu’il avait toujours su leur prodiguer.
Oubliant ses promesses à Saint Amour, il ne résista pas longtemps au désir d’en savoir plus. Il lui arrivait encore de disjoindre ses mains et pas seulement pour le signe de croix, en écoutant Constance Fontaine lui raconter comment elle avait quitté la Samaritaine pour aller draguer au BHV et comment, perchée sur le tabouret dans la cabine du photomaton, elle se laissait tripoter les boutons par le chef du rayon bricolage. Ensuite, elle faisait la sortie de bureau des fonctionnaires municipaux de l’hôtel de ville et contre un mur d’une impasse du Bourg Tibourg, entre les effluves des thés Mariage et celles des falafels de la rue des Rosiers, elle... Mais là, elle s’arrêtait, incapable d’en dire plus. Monsieur le curé n’insistait pas, il en savait assez. Et puis il lui fallait garder des forces pour Sérénade Corvisart et ses parties de poker à la fin desquelles Bélisaire Renaudot se retrouvait nu comme un ver, ficelé en croix aux barreaux du lit, pendant que Sérénade abusait de lui dans tous les sens et de tous ses sens. L’abbé connaissait par cœur le déroulement ces parties, mais il ne lassait pas de les réentendre. Sérénade gagnait au bluff car Bélisaire était naïf, c’est du moins ce qu’elle prétendait, mais l’abbé s’était fait sa propre idée qu’il gardait pour lui. S’il ne prenait pas Bélisaire pour un naïf, il n’en était pas de même concernant son épouse. La pauvre Félicie Renaudot accumulait les bourrelets et les kilos, vivant par procurations les aventures libertines de ses lectures et dégustant des pâtisseries, en attendant le retour de son mari, occupé par des responsabilités professionnelles écrasantes. Tenu par le secret de la confession l’abbé Letellier se taisait.
Conscient de la qualité d’estime qui liait les paroissiennes de l’église Saint Bréviaire à leur curé, l’abbé Dutheil vint bientôt s’enquérir de quelques conseils auprès de l’abbé Letellier afin d’améliorer sa pratique confessionnelle. Celui-ci lui enseigna l’art de la mesure des péchés, qui est ici, en substance, plus un outil pour libérer la parole du pénitent, qu’un instrument évaluatif. Le vicaire adopta les méthodes enseignées par son maître. Il mania avec zèle la pratique du questionnement, oubliant parfois de garder les mains jointes en écoutant Gédéon Courbet de Villepinte confesser le plaisir donné par sa secrétaire à quatre pattes sous son bureau. Mais l’abbé Dutheil avait besoin d’en savoir plus. Gédéon expliquait alors qu’avec une lenteur qui faisait monter en lui la fièvre, elle défaisait un à un le boutons de sa braguette, puis sa main délicate partait dans les méandres de son caleçon à la recherche de son sexe. Lorsqu’elle l’avait enfin trouvé, elle le caressait d’abord du bout de ses doigts fins, comme pour lui dire bonjour, puis elle le prenait à pleine main en le serrant doucement pour le conduire vers sa bouche. L’abbé Dutheil fermait les yeux pour être sous le bureau, il éprouvait alors le goût sucré du miel s’écoulant vers sa gorge, mais il devait déjà s’arracher de ces pensées, car Monsieur Courbet de Villepinte attendait son absolution.
Dans l’ombre du confessionnal Aimé Bourget-Degas dégageait un profil qui jetait un grand trouble sur le vicaire à qui il arrivait même de se tromper de prières. Inconscient de l’état qu’il produisait sur le prêtre, le pauvre Aimé passait son temps à se lamenter de ce que la petitesse de sa verge ne donnait pas toutes les satisfactions attendues par son épouse et s’il n’avait jamais commis le péché d’adultère ce n’était pas seulement par vertu. L’abbé Dutheil, qui l’imaginait petite mais vigoureuse, rassurait Monsieur Bourget-Degas, tout en l’encourageant à persévérer sur la voie de la fidélité.
Philibert Renoir avouait qu’il regrettait de ne pas avoir épousé Clémence Bertois et de lui avoir préféré sa sœur. Chaque samedi en fin d’après midi, lorsqu’il la retrouvait chez lui en rentrant de sa partie de tennis, il courrait vite s’enfermer dans la salle de bain pour se masturber sous la douche en pensant à elle. Ensuite ils dînaient tous ensemble d’un extraordinaire velouté de légumes dont Clémence avait le secret et l’abbé Dutheil aussi.
C’est ainsi qu’entre le curé et son vicaire, la paix revint au presbytère de la paroisse de Saint Bréviaire, tandis que la bonne rassurée, chantait des cantiques en lessivant les caleçons et les draps des deux prêtres.
Dès que le DJ avait mis « Love me today » sur la platine, Dédé avait foncé vers Josiane. Pour rien au monde il n’aurait voulu rater le premier slow avec elle. Cela faisait plus d’une heure qu’il attendait ce moment, en la regardant gesticuler sur des rocks, des salsas et autres musiques de sauvages.
Car pour Dédé, danser, mais danser sérieusement, c’était tenir une belle fille dans ses bras et s’agiter doucement d’un pied sur l’autre, sur des rythmes langoureux. C’était se balancer ensemble et échanger quelques phrases en prélude à un petit flirt; qui avec un peu de chance aboutirait à une nuit de plaisir, voire avec encore plus de chance, à une rencontre sérieuse. Une rencontre prometteuse de soirées tranquilles, sur un canapé confortable, en chaussons devant la télé, avec une femme à soi.
Mais pour en arriver là, il lui fallait chaque samedi soir, patienter pendant des heures au bar, un verre de bière à la main. Et bien souvent, lorsque la série de slows arrivait, il s’était mis dans un tel état, qu’à son approche les filles baissaient les yeux, ou se retournaient carrément afin d’éviter son haleine. Il ne lui restait plus alors, qu’à retourner s’en jeter une dernière, avant de rentrer chez lui, seul.
Mais ce soir là, dès qu’il avait aperçu sur la piste cette brunette pétillante, il avait fait vœu de sobriété et s’y était tenu. Lorsqu’il s’était présenté devant elle, d’un large sourire elle avait accepté l’invitation, puis elle s’était installée dans ses bras avec une aisance naturelle qui avait laissé notre Dédé tout décontenancé. De sorte que ne sachant plus quoi dire, intimidé, il s’était tu. C’est ainsi qu’elle échappa aux banalités d’usage, concernant l’endroit où elle habitait et la régularité avec laquelle elle fréquentait ce lieu.
Dédé allait se livrer à ses habituelles oscillations apathiques, lorsqu’il sentit entre ses bras l’énergie communicative d’un corps ferme et tonic. Il recevait là quelque chose d’indéfinissable mais de précieux, qu’il devait à tout prix sauvegarder. Soudain conscient de ses responsabilités, il se mit à guider la danse avec conviction. Elle le suivait légère, il avançait porté par la musique. Sans trop savoir comment, il la fit tourner en se rappelant les toupies de son enfance. Lorsqu’elle revint tout contre lui, il ressentit avec une intensité inconnue, la présence d’une femme vibrante et généreuse. Tant d’émotions, c’était une grâce, un délice. C’était le plaisir subtil de la danse en couple.
Depuis, Dédé a appris la valse, le tango, la java, le rock et la salsa. Il a renoncé à la bière et n’a plus le temps de traîner autour du bar, car chaque samedi soir, dès qu’il entre sur la piste, toutes les filles se retournent sur lui.
Je vous écris de mon stage de développement intemporel à la ferme du renouveau où j’ai rencontré Jean Claude. Tout de suite j’ai senti le courant passer entre nous, j’étais bien … c’était super… J’en ai été très étonnée, car cela fait des années que mes rapports avec les hommes sont devenus compliqués. Hier j’ai peut-être trouvé une explication de cet état de fait, au cours d’une expérience d’hypnose ascensionnelle divinatoire, que nous avons vécue ensemble.
En réalité, la première fois que nous nous sommes rencontrés, nous étions deux manchots sur la banquise. L’un contre l’autre, nous avions regardé émus une aurore australe. Puis de notre démarche chaloupée, nous avons parcouru ensemble le chemin vers la vallée de la conception. Sa parade amoureuse m’avait mise dans un tel état d’émotion, que je sentais la glace fondre sous mes palmes. Alternativement, nous avons couvé notre œuf en bravant les tempêtes. Hier, tout m’est revenu en mémoire, le vent, le froid, les piétinements, la faim, l’attente et le délicat passage de l’œuf, de mes pieds sur les siens. La première année tout s’est bien passé et nous avons mis au monde un adorable petit empereur. Notre amour ne se tarissant pas, nous avons recommencé l’année suivante. Nos ébats furent encore plus torrides et je confesse avoir contribué gravement à la réduction de la calotte glacière cette année là. Après m’avoir fécondée, Jean Claude est parti se sustenter en attendant la ponte, car nos exercices lui avaient donné faim. Cependant, il n’est pas venu me relever pour la couvée. Je l’ai attendu sans comprendre. J’étais à bout de force, l’œuf s’est brisé sur la glace, je suis morte de chagrin et de froid. Hier, il m’a appris qu’un orque l’avait avalé, au cours de sa partie de pêche sous la glace.
Aujourd’hui nous avons tenté la relaxation psycho-transactionnelle extralucide et nous nous sommes retrouvés battant des ailes jusqu’à l’épuisement, poussés par une motivation animale, vers une destination indéterminée. Au fur et à mesure que nous revivions cette séquence, il se précisait que nous étions des cigognes migrant au printemps du sud vers le nord. Cette fois j’étais le mâle et j’avais choisi de construire notre nid au sommet d’un minaret, de la mosquée de Rabah, un jour où le muezzin était pris d’une extinction de voix. Jean Claude m’avait rejoint pour les finitions et nous nous y étions accouplés dans une posture audacieusement acrobatique et périlleusement aérienne. Soudain, au beau milieu de nos ébats, le muezzin avait retrouvé sa voix. Surpris, nous avons failli en perdre l’équilibre. Heureusement, j’étais encore jeune et costaud et ma douce cigogne était bien arrimée sur moi. Mais tout l’été, nous avons dû subir les cinq appels à la prière quotidiens. Notre couple n’y a pas survécu et nous nous sommes séparés après que nos petits cigogneaux aient fait leurs premières plumes. Quand l’automne est arrivé, je suis reparti tout seul vers le sud. Je me suis trompé de route et j’ai terminé mon voyage dans la gueule d’une hyène.
Demain nous essaierons le reburt synergétique astrospacial et je sens déjà qu’il pourrait y être question de libellules. Mais je vous raconterai ça dès mon retour.
La porte de sa douche est restée entrouverte « j’ai rendez vous chez le kiné à 11 heures, c’est pour cela que je ne vous ai pas attendue, mais pour le shampoing, j’apprécierais votre aide » me dit-t-il, d’une voix douce et ferme qui n’est pas celle d’un vieux. Au centre de soin à domicile, on m’a juste parlé d’un bras dans le plâtre. Il ouvre en grand la porte et c’est ainsi que je fais la connaissance de Gérôme Labranche.
Il est là devant moi, assis nu sur un tabouret. Son bras gauche enveloppé dans un sac plastique repose sur la robinetterie, tandis que de sa main droite il s’arrose copieusement avec le pommeau. Je m’attendais à trouver un vieillard maigrichon aux chairs tombantes et je me retrouve face à un homme, certes plus tout à fait jeune, mais dont le corps généreux et ferme, dégage une force virile qui me laisse figée. Percevant mon émoi, il me tend le flacon de shampoing avec dans le sourire, une pointe de d’amusement. Recouvrant ce qui me reste de raison, je me rétablis dans une attitude professionnelle et commence lui savonner la tête.
Lorsque mes mains s’enfoncent dans ses cheveux, j’ai soudain la douce sensation de me perdre dans la chaleur humide de la forêt amazonienne. Et quand lentement elles glissent vers sa nuque, je débouche alors sur une plage de sable blanc, face à la mer des Caraïbes. En suivant la ligne de sa colonne vertébrale, je suis transportée sur la muraille de Chine. Et descendant de part et d’autre, les vallées de ses reins, pour remonter le long ses flancs, je surfe sur les vagues du pacifique. Sur son buste chaud, je monte à l’assaut des dunes de Chingetti et sur son ventre je parcours la plaine de la Béca. Sur son sexe érigé je découvre ébahie tous les chevaux d'Afghanistan. Glissant entre ses cuisses, du bas de son ventre vers le bas de son dos, je descends le fleuve Niger sur une pirogue en pleine tempête subsaharienne.
De sa seule main valide, il déboutonne ma blouse, dégrafe mon soutien gorge et fait glisser ma culotte, en moins de temps qu’il n’en faut à un homme disposant de deux mains. Je perds le contrôle de l’attitude professionnelle, que j’avais su garder en tapant d’un coup sec, sur les doigts tremblotants de ce pauvre Monsieur Robert, qui s’était essayé au même exercice, pendant que je lui savonnais le ventre hier matin.
Après avoir éjecté le tabouret hors de la cabine, je prolonge le voyage, mon corps contre le sien. Sur ses omoplates, je visite les hauts plateaux hmongs et redescends vers la baie d’Halong. Tout près de sa rizière, je sens poindre un tsunami. Soudain c’est l’éruption du Vésuve qui m’inonde de sa grâce et je reste là un instant, émue de cet ultime hommage. Un instant seulement, car je sens à mon tour monter la déferlante, les cinquantièmes rugissants, un cyclone tropical.
L’ouragan estpassé, la douche en une averse balaie les reliefs, pour laisser place à quelques gestes tendres. Je caresse son visage et je baise ses lèvres avant de me recomposer une attitude professionnelle.
Il sera en retard à son rendez vous de onze heures et rue Didot, Monsieur Robert s’impatientera de me voir arriver.
J’ouvre la porte pour sortir. Il est là, devant moi. Penché sur sa sacoche, je ne vois que sa casquette bleue marquée du logo jaune. « Un recommandé à signer ! » lance-t-il. Relevant la tête, il me tend son carnet d’un geste vif. Dans sa précipitation, la casquette tombe, libérant la masse de ses cheveux mi-longs. Il est beau comme Samy Frey dans « César et Rosalie ». Et moi, telle Romy Schneider, émue et immobile, je le regarde, sans répondre. En est-il étonné, qu’il lâche son carnet. Nous nous retrouvons tous les deux accroupis sur le paillasson, à ramasser les objets tombés. Nos doigts se frôlent sur le bord du carnet, se fuient gênés pour se retrouver plus loin sur la casquette. Nous nous relevons ensemble, lentement sans nous quitter des yeux.
La casquette coincée sous son bras, il me tend à nouveau le carnet. Je n’ai pas de stylo, il cherche dans sa veste, replonge dans sa sacoche. Se redressant, d’un geste de tête, il renvoie en arrière la mèche qui lui couvrait les yeux, tel un Samy Frey ténébreux devant Romy Schneider. Je saisis le stylo qui m’échappe des doigts. Il le récupère au vol, mais dans le même mouvement reperd sa casquette. Je rattrape le carnet qui voulait s’échapper à son tour. « Où dois-je signer ? » D’un doigt de sa main libre, il désigne la case et je m’aperçois qu’il tremble lui aussi.
Tout en me regardant, il referme le carnet qu’il range dans sa sacoche, replace le stylo dans la poche intérieure de sa veste, ramasse au sol sa casquette en passant et s’en va en reculant sans me quitter des yeux. D’un geste de la main, à la manière de Samy Frey, il renvoie en arrière la mèche retombée sur son front. Moi, comme Romy Schneider, je reste là sur le pas de la porte à le regarder s’éloigner, jusqu’à ce qu’il ait disparu au tournant du couloir. Quelques secondes encore et je rentre chez moi pour aller me poser au bord de la fenêtre, le regard perdu sur l’immeuble d’en face, oubliant que je m’apprêtais à sortir.
Combien de temps suis-je restée là, égarée dans mes rêves ? On sonne à la porte et je reviens à la réalité. Je quitte la fenêtre et juste avant d’ouvrir, je jette un œil par le judas dans lequel s’encadre le logo de la Poste. « C’est le facteur, j’ai oublié de vous remettre votre recommandé ». J’ouvre. Dans un courant d’air venant de la fenêtre restée ouverte, la casquette s’envole à nouveau et la mèche de cheveux retombe sur ses yeux. D’un geste de la main, je la remets en place et doucement prolonge le mouvement jusqu'au sommet du crâne, lentement jusqu’à la nuque, le cou et les épaules. Il s’est rapproché, je me suis reculée, il m’a suivie et nous avons refermé la porte sur nous, oubliant la casquette sur le paillasson.
Je crois bien que j’ai abusé du Service Public, car pour un recommandé, la direction de La Poste estime qu'il faut en moyenne 33 secondes.
Le lendemain j’ai guetté le passage du facteur, mais il était en grève.